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Touche pas à ma chatte

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On assiste, depuis plusieurs années, à la dénonciation par de nombreuses femmes des violences morales et physiques qu’elles ont subi lors de banals examens gynécologiques.

Le 29 juin dernier, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) a rendu public un rapport intitulé « Actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical ». Le caractère édifiant des cas de maltraitance qui y sont décrits (et dont la prévalence écarte toute tentative de justification selon laquelle il s’agirait d’évènements isolés) nous invite à nous poser la question suivante : comment la gynécologie est-elle devenue un outil d’asservissement des femmes ? Et d’ailleurs, ne l’a-t-elle pas toujours été ?

Au-delà du cas particulier des violences gynécologiques, il est en effet difficile de ne pas voir dans l’existence de certains actes prétendument médicaux une volonté collective de maintenir les femmes sous contrôle. Et en particulier les plus jeunes, qui sont pourtant, de manière tout à fait paradoxale, les moins « à risque ».

 

Hommes libres, femmes encagées

Si les hommes peuvent souffrir de mycoses, de MST, de problèmes de prostate, de testicules, de fertilité, d’érection, etc., et s’ils peuvent être porteurs du virus HPV (associé au développement de cancers, notamment du pénis et de l’anus), aucune norme sociale ne les contraint pourtant à consulter régulièrement un-e spécialiste pour s’assurer de leur bonne santé sexuelle.

Or, les codes de la masculinité incitent les hommes à avoir une sexualité active, avec des partenaires multiples, et à prendre des risques (ne pas se protéger lors des rapports sexuels, par exemple). Il serait donc plus logique que cette obsession du contrôle sexuel soit en premier lieu dirigée vers les hommes, plus prompts à prendre des risques qui pourraient mettre en danger leur santé sexuelle – et celle de leurs partenaires.

Cependant, c’est une toute autre logique qui s’applique. Ainsi, en dépit des risques accrus auxquels les expose leur sexualité, les hommes sont bel et bien exemptés du contrôle et de la domestication des corps que la médecine a réservé aux femmes. Cet état de fait trouve son origine dans la doctrine patriarcale, en vertu de laquelle le corps des hommes n’appartient qu’à eux-mêmes tandis que le corps des femmes est un bien public qu’il est nécessaire de surveiller (elles pourraient prendre un peu trop de liberté) et de contrôler (il est important de s’assurer qu’elles restent à la place qui leur a été assignée).

Au-delà de la volonté de « dompter » le corps féminin, on retrouve dans l’importance accordée par notre société au suivi de la santé sexuelle des femmes le mythe séculaire selon lequel le vagin serait une cavité mystérieuse, viciée, incapable de se défendre seule contre les affections extérieures. Cette représentation culturelle s’oppose à celle, tout aussi prégnante, d’un organe masculin qui incarnerait quant à lui la perfection. L’opposition séculaire entre une féminité lacunaire, entachée d’un vice, et une masculinité propre et souveraine trouve donc ici son point d’orgue.

 

L’appropriation institutionnalisée du corps des femmes

La gynécologie est donc devenue un vecteur de domination des femmes, qui trouve sa raison d’être dans une volonté collective de contrôler le corps féminin. Cette volonté se manifeste ainsi par divers moyens (la liste est non exhaustive) :

• Le fait de suivre avec une régularité de métronome la santé sexuelle des femmes, tout en dispensant les hommes d’un tel suivi. Pourtant, eux aussi courent des risques dans leur vie sexuelle ; eux aussi peuvent, en conséquence, contracter des maladies.

• Le fait d’amener de très jeunes femmes voir un.e gynécologue, dès que celles-ci ont leurs premières règles ou leurs premiers rapports sexuels. Cette sorte de « rite de passage » moderne, s’il est bien ancré dans notre culture, ne se justifie en rien. Une jeune fille n’est pas malade parce qu’elle a ses règles (au contraire !) et n’a aucunement besoin d’être auscultée ou de subir un examen invasif dès ses premiers saignements. De même, il n’y a aucune nécessité pour une jeune femme qui a ses premiers rapports sexuels de consulter un.e gynéco, sauf problème particulier. Pour le reste, les médecins généralistes et les sages-femmes sont parfaitement habilité-e-s à prescrire une contraception.

• Le fait de contraindre les femmes à se rendre chez leur gynécologue ou leur médecin tous les six mois pour un renouvellement de prescription de pilule contraceptive. Ces consultations à répétition sont inutiles car dans la majorité des cas, le ou la praticien.ne se contente de prendre la tension de la patiente et de lui poser deux ou trois questions sur la façon dont elle gère sa contraception. Insuffisant pour détecter de potentielles anomalies – mais bel et bien chronophage, coûteux et infantilisant pour la patiente.

• Le fait de faire subir, de manière presque systématique, des examens gynécologiques inutiles à des femmes qui n’en ont pas besoin (parce qu’elles ont moins de 25 ans, parce qu’elles sont vierges…) et/ou qui n’y ont pas consenti.

La puissance institutionnelle du contrôle des corps féminins a un sens politique. On considère en réalité que, dès qu’une femme est pubère et/ou a une vie sexuelle, son corps ne lui appartient plus. Il devient en quelque sorte une propriété collective, un bien public, une possession d’Etat. C’est à cet instant que le contrôle social et médical du corps féminin se met en branle, non pas tant dans un souci de santé publique que dans une volonté générale de resserrer l’emprise sur le corps des femmes.

Considéré dans l’inconscient collectif comme sali – mais aussi disponible pour le tout-venant – maintenant qu’il a été « défloré », le corps de la femme sexuellement active doit désormais être inspecté, contrôlé, supervisé de manière régulière. Elle a en effet perdu la perfection que représentait sa virginité : les examens gynécologiques à répétition qu’elle devra subir à partir de cet instant feront en quelque sorte office de châtiment, de mesure de rétribution, pour la punir de s’être aventurée sur un terrain – le sexe – qui ne lui appartient pas.

Les normes patriarcales et les dogmes religieux ont ainsi contribué à façonner l’idée d’un corps féminin pathologique par défaut. Comme si le fait pour les femmes d’avoir une sexualité, ou simplement d’être en âge d’en avoir une, représentait un danger qui justifiait l’appropriation collective de leurs corps.

La gynécologie est une spécialité qui a donc organisé et structuré la disponibilité du corps des femmes. Le rite de passage de la première consultation gynécologique (première d’une longue série) a vocation à entériner le corps de la femme comme propriété de la société, et à la préparer à une longue existence faite de contrôle et d’objectification.

Cette obsession française pour « le gynéco » pourrait être vue comme une particularité sociétale un peu absurde mais sans grandes conséquences, si tant de femmes n’avaient pas témoigné des violences morales et physiques qu’elles ont subies lors de banales consultations.

Réflexions sur le poids et/ou le physique de la patiente, sur ses mœurs, sur sa sexualité, sur ses choix de vie, questions intrusives, injonctions à la maternité, actes non consentis et non expliqués (touchers vaginaux, palpations des seins…), commentaires graveleux, nudité imposée même lorsqu’elle ne se justifie pas, absence générale d’écoute et d’empathie… ces visites sont aussi l’occasion de juger et d’infantiliser les femmes, ce qui constitue la base même d’une société patriarcale. Le fait que la majorité des gynécologues soient elles-mêmes des femmes ne change rien à la donne, le sexisme (et les abus divers qu’il permet) n’étant en aucun cas une prérogative masculine.

Dans les cas de violences rapportés par les patientes sur des pages telles que Paye ton Gynéco ou Je n’ai pas consenti, la patiente est objectifiée, considérée comme un morceau de viande que l’on peut palper, retourner, toucher à sa guise. Elle est dépossédée de son corps, parce que son corps ne lui appartient pas. Le fait qu’elle possède un droit à consentir, une sensibilité à la douleur, une subjectivité en tant qu’être humain est annihilé par son statut de femme. Cette situation est rendue possible par le fait que la relation entre praticien.ne et patient.e est initialement entachée d’un lien de subordination implicite. Cette hiérarchie, inhérente à toute relation entre soignant-e et soigné-e, se double dans le cas de la gynécologie d’un sexisme et d’un paternalisme institutionnalisés. La raison en est simple : le féminin ayant toujours été dévalué, là où il y a des femmes, il y a inévitablement du sexisme.

Pour se rendre compte de la misogynie qui imprègne la gynécologie en particulier, il suffit de procéder à une hypothétique inversion des rôles. Verrait-on ainsi un andrologue enfoncer des doigts dans l’anus de son patient (homme) sans le prévenir ? Lui poser des questions intrusives sur son désir de paternité, sa vie sexuelle, le nombre de ses partenaires ? Lui palper les couilles sans son consentement ? L’enjoindre à perdre sa petite bedaine, ou au contraire le complimenter sur son torse vigoureux ? Cela paraît inconcevable.

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Recommandations

A toutes fins utiles, rappelons quelques faits importants :

• Selon les recommandations officielles, le frottis n’est nécessaire qu’à partir de 25 ans (puis une fois tous les trois ans). Le médecin Martin Winkler parle quant à lui de huit ans après le premier rapport, les lésions potentiellement pathologiques n’apparaissant que plusieurs années après et les anomalies d’avant étant « transitoires ». En l’absence de pathologie ou de symptômes particuliers, rien ne justifie donc une visite chez un.e gynécologue avant 25 ans. Ainsi que me l’avait expliqué une médecin dans un centre de prévention, cette recommandation se base sur l’hypothèse d’une femme ayant commencé sa vie sexuelle aux alentours de 17 ans, ce qui correspond à l’âge moyen du premier rapport sexuel en France. Ce qui signifie qu’il faut l’adapter à son propre cas. Toutes les femmes n’ont en effet pas la même expérience de la sexualité, ni la même santé gynécologique – elles ne constituent pas, de toute évidence, un bloc monolithique. Ainsi, il paraît évident qu’une femme qui a commencé sa vie sexuelle à 24 ans ou qui est encore vierge à 25 ans n’a pas besoin de subir un examen gynécologique.

• Aucune adolescente, aucune jeune fille n’a besoin de consulter un-e gynécologue en l’absence de problème particulier (avoir des rapports sexuels n’étant pas un problème particulier). Il est temps de mettre un coup de pied à cette idée bien ancrée selon laquelle il faut traîner les jeunes femmes pubères chez un-e gynéco pour les faire examiner. Ce rite culturel n’est rien d’autre que cela – un rite. Il ne possède aucun intérêt ni aucune utilité, en plus d’être potentiellement traumatisant.

• Les touchers vaginaux et palpations des seins sur des femmes vierges et/ou au début de leur début sexuelle sont inutiles.

• Un examen gynécologique ne peut jamais être imposé. En outre, il n’est pas nécessaire pour une simple prescription de pilule.

• Il n’est pas nécessaire de se mettre entièrement nue pour un examen gynécologique.

Les médecins généralistes et les sages-femmes sont tout aussi aptes que les gynécologues à pratiquer des frottis de routine et à prescrire la pilule contraceptive.

• Enfin, la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé dispose que « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». Le/la médecin ne doit jamais outrepasser le consentement de son ou sa patient-e, dans quelque situation que ce soit.

 

Conclusion : le suivi gynécologique comme vecteur de subordination

Le fait d’asservir les femmes à un contrôle régulier de leur corps, mais aussi de leurs mœurs, de leur sexualité, de leur poids, de leur désir ou non désir de maternité, fait partie intégrante de la culture patriarcale dans laquelle nous vivons. Cette aliénation institutionnalisée est un héritage du temps où les femmes étaient d’éternelles mineures, en tout temps assujetties au pouvoir masculin (celui du père, du frère, du fils ou du mari). S’il ne s’assume pas comme tel, l’examen gynécologique vise non pas seulement à s’assurer de de la bonne santé sexuelle des femmes – ce serait un moindre mal ! – mais aussi à perpétuer ce contrôle séculaire de leur corps et de leurs choix.

La solution ne réside pas dans un boycott généralisé de la médecine et en particulier du suivi gynécologique. Celui-ci demeure nécessaire, dans les conditions détaillées plus haut : il n’est pas question pour les femmes de s’en passer parce que certain-e-s soignant-e-s ne respectent pas l’éthique de leur profession.

Il convient avant tout de se renseigner, de s’informer, d’apprendre à connaître son corps et ses besoins, car le savoir est une arme. Sachez ce que le ou la praticien.ne a le droit de faire ou non, et sachez poser vos propres limites. Votre consentement a une importance. Votre corps n’appartient qu’à vous.

L’appropriation collective et la pathologisation du corps des femmes, ces reliquats putrides du patriarcat, doivent cesser.

Le site utile : Un annuaire de soignant.e.s pratiquant des actes gynécologiques avec une approche féministe

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La belle et la bête : réflexions sur l’indispensable beauté des femmes dans le couple hétérosexuel

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Il est un droit que le système patriarcal confère à tous les hommes : celui de scruter, jauger, juger le corps des femmes. Le fait que ces hommes ne soient objectivement pas en position de le faire n’a aucune incidence sur leur « droit » à inspecter des corps qui ne leur appartiennent pas et à exiger de leurs partenaires un soin de leur apparence qu’eux-mêmes ne s’accordent pas.

Il faut dire que les représentations culturelles « standard » mettent généralement en scène des hommes insignifiants (pour ne pas dire moches), parfois âgés, accompagnés d’une femme nécessairement jolie selon les standards de beauté occidentaux : jeune, blanche, mince, agréable à regarder. Dans le milieu du cinéma, des actrices de 25 ans sont régulièrement engagées pour incarner la petite amie d’un homme de 50 ans sans que cela ne choque grand-monde. Les femmes de plus de 45 ans se font quant à elles rares à l’écran ; et lorsqu’elles y figurent, c’est pour jouer des rôles de « femme mûre » ou de grand-mère, très rarement des rôles de femme tout court. Elles sont coupées du désir, condamnées à l’ombre.

Dans de nombreuses œuvres de pop culture (films, séries, bandes dessinées…), le schéma narratif est le suivant : un homme au physique médiocre s’éprend de la plus belle fille des alentours, celle-ci persiste à l’ignorer, il utilise alors quelques tours de passe-passe dont lui seul a le secret, et BOUM, elle tombe miraculeusement amoureuse de lui. Bien souvent, l’homme en question doit user de stratégies confinant presque au harcèlement pour parvenir à ses fins. Mais qu’importe puisqu’à la fin, il repart avec son trophée conquis de haute lutte. L’homme s’est battu, la femme a cédé. Tristement classique.

Le problème ne réside pas dans la mise en scène de couples dépareillés. Pourquoi pas, après tout ? Le problème, c’est que cette asymétrie est non seulement généralisée, mais aussi quasi-exclusivement au bénéfice des hommes. En effet, si les représentations culturelles contemporaines mettent largement en scène des femmes belles avec des hommes laids, l’inverse n’est pas vrai. On ne voit de femmes laides avec des hommes beaux qu’en de très rares occurrences, souvent sous l’angle de la plaisanterie bien grasse et du sarcasme outré.

Je me rappelle avoir été particulièrement choquée en regardant le film 3 Billboards, dans lequel la sublime Abbie Cornish (35 ans) joue la femme de Woody Harrelson (56 ans). On a beau être habitué.e.s à ce genre de représentations, notamment au cinéma, la dissonance m’a cette fois-ci parue bien trop vaste. Presque absurde, ridicule. En quoi est-ce nécessaire de gratifier un personnage de flic en pré-retraite d’une compagne plus jeune de 20 ans ? D’autant plus lorsque le personnage en question est passablement disgracieux et que sa compagne possède, elle, la beauté d’un top-model…

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Il est vieux et moche, elle est jeune et belle : un grand classique

Il n’est pas question ici de juger des situations particulières, mais de s’interroger sur la récurrence et le prétendu caractère « normal » et « naturel » des modèles que l’on nous sert. Pourquoi trouve-t-on normal que des hommes de 65 ans sortent avec des femmes qui en ont 30 de moins ? (l’inverse, en revanche, n’est pas vrai). Pourquoi n’est-on pas plus choqué.e.s par l’hégémonie du male gaze, ce regard masculin qui, dans de nombreuses situations de la vie courante, dissèque avec autorité le corps des femmes ? Pourquoi trouve-t-on acceptable que les hommes puissent « exiger » des compagnes jeunes, minces et belles même lorsqu’eux-mêmes ne possèdent aucun de ces attributs ? Pourquoi s’intéresse-t-on autant à ce qu’ils « préfèrent chez une femme », à ce qui « les excite », aux tenues qu’ils trouvent les « plus sexy pour un premier rendez-vous », à leur « type d’épilation préférée », etc ?

La raison, c’est que la corporéité des femmes appartient à la sphère publique, et donc aux hommes. Leur corps, leur visage, leur façon de s’habiller, de se tenir : tout est sujet à évaluation, jugement, appréciation et/ou sanction. Car le rôle qui leur a été assigné est celui d’un objet décoratif, d’une beauté qui n’a pas vocation à penser ni à s’exprimer. Simplement : être belle, ou a minima agréable à regarder. Occuper l’espace avec grâce et joliesse. Servir de faire-valoir, de totem, dans l’espace public ou au bras d’un homme.

Exiger des femmes qu’elles soient belles, tout le temps et en toutes circonstances, c’est leur imposer une forme de contrôle social. C’est s’assurer de leur soumission (au regard extérieur, aux manifestations du corps, aux attentes des hommes…), et donc maintenir l’état d’infériorité auquel elles ont été assignées. C’est exercer une forme de pouvoir, de contrôle, c’est pouvoir asseoir sa puissance et sa domination sur elles. C’est pouvoir délégitimer leur présence, voire leur existence même lorsqu’elles ne correspondent pas aux critères de beauté standard.

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Il est vieux et moche, elle est jeune et belle : round two

Les injonctions sont en effet une forme de contrôle politique. Créer des normes, c’est s’assurer le contrôle des individus auxquels celles-ci s’adressent. Une femme amputée d’une partie de son libre-arbitre (puisque c’est bien de cela dont il s’agit) est une femme inoffensive, inapte à remettre en cause le système dans lequel elle vit, même et surtout si ce système lui cause du tort. Les diktats affaiblissent les individus et leur capacité à se révolter, à penser par eux-mêmes, à remettre en cause l’ordre établi. Ils permettent notamment de préserver un système très confortable pour ceux qui en tirent les ficelles, à savoir les hommes.

Ériger en idéal absolu une femme irréelle, mystifiée, esthétiquement parfaite, en laissant croire que seule celle-ci a de la valeur, c’est assurer la persistance d’une doctrine patriarcale qui tire de l’asservissement des femmes de nombreux privilèges sexuels, matériels et émotionnels. Faire croire à une femme que sa valeur intrinsèque se mesure à son apparence, c’est brider son existence, freiner ses élans ; c’est s’assurer de son obéissance, sa subordination, sa capacité à obtempérer et à faire vivre un système qui a besoin de la soumission de ses membres pour subsister.

C’est un fait que les hommes et les femmes ne sont pas soumis aux mêmes diktats esthétiques. On peut même aller plus loin et affirmer que, d’un point de vue systémique, les hommes ne sont pas soumis aux diktats esthétiques. Les hommes laids ou ne correspondant pas aux standards de beauté édictés par la société ne sont pas sanctionnés par le regard social, puisque leur valeur ne réside pas dans leur apparence. Là où les femmes vont être louées pour leur beauté, bien plus que pour leur personnalité, leurs compétences ou leurs réalisations, les hommes vont être félicités pour ce qu’ils sont et ce qu’ils font.

A l’inverse des hommes, les femmes ne doivent pas seulement être compétentes : elles doivent également être belles, c’est à dire correspondre à des critères esthétiques précis et normés. C’est ainsi que les femmes visibles médiatiquement (journalistes, présentatrices télé, actrices, chanteuses…) ne doivent pas seulement posséder les compétences nécessaires à l’exercice de leur fonction. Elles doivent également être agréables à regarder – ce qui suppose de n’être, entre autres, ni trop grosse ni trop vieille. Si elles manquent à ce double devoir, elles seront immédiatement rappelées à l’ordre.

Les hommes, eux, ne se sentent jamais obligés d’être beaux pour se présenter en société ou pour séduire : et pour cause, ils n’en ont aucunement besoin. Le patriarcat les dispense de devoir faire cet effort puisque, comme souligné plus haut, leur valeur sociale ne réside pas dans leur apparence. Leur valeur sociale et leur capacité à séduire : les hommes, au contraire des femmes, ne dépendent pas de leur physique pour être considérés comme désirables.

 

L’asymétrie « esthétique » de la majorité des couples autour de moi m’a toujours interpellée. Ce n’est pas, en soi, un problème : heureusement que les individus qui ne correspondent pas aux canons de beauté contemporains ont aussi droit à l’amour ! Cependant, lorsque asymétrie il y a, elle n’existe qu’au seul profit de l’homme. C’est lui qui, en dépit de sa disgrâce ou son absence totale de charisme, a le « droit » d’avoir une compagne au physique avantageux. Le droit voire même le devoir, dans certains milieux – les artistes ou les hommes politiques influents, par exemple, ne sauraient s’afficher au bras d’une femme quelconque ou, hérésie suprême, plus âgée qu’eux. Ce sont les hommes en tant que groupe social qui peuvent se permettre d’exiger de leurs compagnes qu’elles apportent un soin particulier à leur apparence (perdre du poids, mettre du maquillage, porter des vêtements plus « sexy »…) alors qu’eux-mêmes n’ont aucun scrupule à se négliger.

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Elle est sublime, il est quelconque…

Non seulement les hommes disgracieux ne sont pas soumis à la dureté du jugement social, mais en plus ils ne subissent pas les regards réprobateurs des femmes. Les hommes, même moches, même vieux, même repoussants, ont accès au marché amoureux avec une facilité dont ne bénéficient pas les femmes laides. Ils ont le droit de séduire, comme ils ont le droit connexe de scruter, disséquer, commenter le physique des femmes qui les entourent. Cette situation est possible car dans un système patriarcal, la valeur que l’on accorde à chaque individu diffère selon son genre – celle des femmes se mesure à l’aune de leur apparence, par opposition à celle des hommes qui se mesure à l’aune de leurs accomplissements.

C’est ainsi que, légitimés par la norme sociale et les représentations culturelles, des hommes de 60 ans se permettent de draguer des femmes de 30 voire 40 ans de moins sans y voir le moindre problème. Qu’importe : on leur répète depuis toujours qu’ils ont accès à toutes les femmes, même les plus belles, même les plus jeunes, même quand eux ne possèdent aucune de ces qualités. Ils savent qu’un homme est désirable tant qu’il réunit les critères de virilité socialement admis, et que sa potentielle beauté n’entre à aucun moment dans l’équation. Même la vieillesse et la décrépitude du corps qui l’accompagne sont socialement considérées comme des atouts « charme » lorsqu’elles concernent les hommes. Inutile de préciser qu’à l’inverse, ces éléments marquent la fin de la désirabilité potentielle des femmes…

C’est ainsi que des hommes horribles peuvent parader au bras de femmes bien plus belles qu’eux, des femmes qui dans un monde égalitaire et sans stéréotypes de genre ne les auraient jamais regardés. C’est un Donald Trump avec une Melania, un Harvey Weinstein avec une Georgina Chapman, un Vincent Cassel avec une Tina Kunakey (30 ans d’écart), un Jay-Z avec une Beyoncé. C’est ainsi que des hommes qui ne correspondent en rien aux critères de beauté « standard » peuvent se permettre de découper le corps des femmes au rayon laser, et d’émettre des exigences disproportionnées quant au choix de leur partenaire potentielle.

 

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Cherchez l’intrus

Le fait que les femmes en tant que groupe social consentent à avoir un compagnon « moche » ou beaucoup plus vieux qu’elles (l’inverse étant beaucoup plus rare) est un reliquat du patriarcat. En effet, les femmes ne sont pas censées désirer, mais simplement accepter les avances de quiconque les juge à son goût. Elles sont disponibles, en attente, pas plus actrices de leur désir que de leurs envies ou leurs préférences. Elles doivent être belles, elles doivent plaire et attirer le regard masculin, mais leur propre désir importe peu – ce qui compte, c’est celui de l’autre. Car ce n’est pas en désirant, mais bien en étant désirées qu’elles seront validées en tant que femmes.

Voilà pourquoi les femmes font globalement « moins attention au physique ». Il ne s’agit pas d’une spécificité biologique, mais bien d’un conditionnement social. Par corollaire, les hommes sont conditionnés à s’intéresser avant tout au physique des femmes qu’ils rencontrent. De fait, l’attirance amoureuse et sexuelle est éminemment politique. Si on pourrait la croire purement subjective, intime, elle reste avant tout construite et influencée par les codes socio-culturels avec lesquels nous avons grandi.

Voilà pourquoi il existe tant de couples dépareillés, tant de duos composés d’une belle et d’une bête, d’une femme ravissante et d’un homme disgracieux, d’une jeune femme avec un homme plus âgé de 10,20 ou 30 ans. Tout ceci fait partie d’un système solide, qui utilise le corps des femmes pour mieux les oppresser. Car, si cette inégalité peut sembler bien superficielle au regard de toutes les autres, elle n’en demeure pas moins une importante composante du système patriarcal.

Ainsi, la véritable égalité viendra le jour où les femmes, mêmes moches, même grosses, même vieilles, même non désirables, auront elles aussi le « droit » de se taper des top model, des minets, des jeunots, des hommes de 20 ans leur cadet, des trophées masculins aux abdos bien dessinés. Et surtout, de le montrer.

Féminisme pro-sexe : un bel emballage pour un cadeau empoisonné

Féminisme pro-sexe : un bel emballage pour un cadeau empoisonné

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On assiste depuis quelques années à l’émergence d’un discours dit « pro sexe », du nom d’une branche particulière du féminisme. Le féminisme pro sexe est défini comme suit par la réalisatrice et journaliste (et ancienne actrice porno) Ovidie : « Le féminisme pro-sexe part du principe que les femmes doivent s’assumer en tant que femmes et non en imitant les hommes, et qu’il est important de déculpabiliser leur rapport à leur corps. Et dans ce sens, la question du sexe positif et de la pornographie est centrale, et les métiers du sexe ont donc un rôle à jouer pour que les femmes s’amusent sexuellement. Le sexe, c’est important ; on ne peut pas espérer une société égalitaire là où il y a répression du sexe. »

De manière schématique, ce courant de pensée pose le postulat que les femmes doivent réinvestir leur sexualité, le sexe étant considéré comme un instrument de pouvoir pour celles qui s’en emparent. Il est, de façon plutôt logique, favorable à un certain laisser-faire en matière de pornographie et de prostitution.

Après avoir été corseté pendant des années, le corps féminin se libère, conquiert enfin son indépendance. Une libération qui, pour les féministes « pro-sexe », passe par la nécessité de se réapproprier sa sexualité, et d’en faire aussi bien un motif de fierté qu’un outil de pouvoir.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, je tiens à préciser que je crois bien évidemment au bien-fondé d’une libération des corps. Le sexe étant un endroit exclusif, intime, profondément subjectif, chacun.e doit pouvoir le vivre comme il ou elle le souhaite. Il ne sera pas question ici de dénier aux individus le pouvoir ou l’épanouissement qu’ils peuvent retirer de leurs activités sexuelles, mais bien de questionner l’influence globale du marché du sexe sur les relations entre les femmes et les hommes et les mécanismes de domination qui y sont afférents. Et de remettre en question les idées avancées par le féminisme pro-sexe, qui sous couvert de libérer les femmes, ne fait que les enfermer dans le rôle auquel le patriarcat les a dévolues.

Pro-sexe… anti-sexe ?

Le premier problème du féminisme pro-sexe … n’est rien moins que son nom. Il sous-entend en effet que tous les autres courants féministes sont, par corollaire, « anti-sexe ». Il renforce, même sans le vouloir, la vieille idée selon laquelle les féministes représenteraient l’antithèse du plaisir, du désir, de la liberté, du charnel. Or, il est faux de croire qu’il y aurait d’un côté les féministes « pro-sexe », qui militeraient pour la libération des corps, et d’un autre les féministes « anti-sexe », hostiles à toute tentative des femmes de jouir de leur sexualité.

Les féministes dans leur globalité militent justement pour l’accession de chacun-e à une vie sexuelle et amoureuse libre et épanouie, dépouillée de toute contrainte, injonction et danger. Le terme « pro sexe » en lui-même ne signifie rien. Qui est « contre » le sexe ? Qui (mouvements réactionnaires mis à part) s’oppose encore au droit des individus à investir leur corps et à mener leur vie sexuelle comme ils l’entendent ? Le féminisme dit « pro sexe » est, en réalité, un féminisme qui voit dans la pornographie et la prostitution de possibles vecteurs de libération des femmes.

Or, le sexe n’a rien à voir avec le porno ni avec la prostitution. C’est de pouvoir, dans sa forme la plus néfaste, dont il s’agit.

Non, le marché du sexe ne libère pas les femmes. Non, la marchandisation des corps ne va pas dans le sens du progrès. Non, ni le porno ni la prostitution ne sont des vecteurs d’émancipation féminine. Et c’est là que l’argument du « choix » est généralement brandi, certain-e-s arguant que de nombreuses actrices porno et/ou travailleuses du sexe ont choisi leur activité librement. Or, évoquer la notion de choix dans ce contexte, c’est faire preuve d’une grande malhonnêteté intellectuelle.

Comment en effet parler de choix individuel, dans un monde où la marchandisation des corps féminins est considérée comme une normalité insignifiante ? Dans une société où les femmes sont nettement plus à même de souffrir de précarité économique que les hommes – et donc, de recourir à des moyens « extrêmes » pour gagner de l’argent ? Posons-nous les bonnes questions : dans un monde égalitaire, où l’accès aux ressources matérielles et au pouvoir serait aussi facile pour les femmes que les hommes, les travailleuses du sexe existeraient-elles seulement ? Pourquoi les prostituées sont-elles en grande majorité des femmes ? Si la prostitution est une activité librement choisie, pourquoi est-elle si rarement choisie… par les hommes ? En somme, la question qu’il faut se poser est la suivante : derrière ce que l’on considère comme un choix libre et éclairé, se cache-t-il une envie ou un besoin ?

Le choice feminism, ce courant de pensée qui affirme que les choix individuels de chaque femme sont intrinsèquement féministes parce qu’ils sont le fruit de son libre-arbitre, est certes à la mode. Sans doute parce qu’il est rassurant ; parce qu’il permet, aussi, d’éviter des discussions qui dérangent. Pourtant, il n’est qu’un leurre. Les choix que nous faisons portent le poids de la société dans laquelle nous avons grandi : ils ne sont pas neutres. Même si nous sommes persuadé-e-s de pouvoir faire des choix libres et éclairés, le système dans lequel nous vivons, avec son lot de normes, d’injonctions, de codes culturels et sociaux, de rôles préétablis, nous barre la route. Il nous influence, nous contraint, nous pousse dans des directions prédéterminées.

Un homme fait rarement le choix de se prostituer, parce qu’il vit dans une société qui le dispense de devoir faire ce choix. Il vit dans une société où le corps des hommes ne s’achète pas ; dans une société où le pouvoir économique lui est plus facilement accessible ; dans une société où l’esclavagisme sexuel a un genre – le genre féminin. Le choix de « disposer de son corps librement » n’est en réalité pas un choix : c’est un besoin, voire, parfois, une cruelle nécessité.

Certaines autrices, comme Virginie Despentes, vont jusqu’à comparer le contrat marital au contrat prostitutionnel. Je pense fermement que, si la comparaison pouvait être pertinente dans les années 50, elle ne tient plus. Les mariages d’aujourd’hui sont, a priori, des mariages d’amour. Les femmes sont indépendantes : elles n’appartiennent plus à leur conjoint. Les couples sont de plus en plus égalitaires, les rôles genrés de plus en plus flous : le temps où les hommes et les femmes se mariaient pour en retirer des avantages mutuels est (presque) révolu.

L’imaginaire glamour diffusé par certains films et séries (je pense notamment à Jeune et jolie de François Ozon, où une jeune et belle étudiante tombe dans l’engrenage de la prostitution sans que son aspect scabreux ne soit jamais abordé), et les paillettes des documentaires sur les riches escort-girls dont la vie ne serait qu’une longue balade de santé entre voyages lointains, sacs de marque et dîners dans des grands restaurants, concourent effectivement à renforcer l’idée selon laquelle le travail du sexe peut être un vecteur de puissance.

Cependant, la réalité de quelques rares personnes ne représente en aucun cas la réalité d’un système global. Dans l’immense majorité des cas, les prostitué-e-s travaillent au sein d’un réseau. Outre le fait que cette situation est probablement loin d’être un choix et encore moins une source d’amusement pour les concerné-e-s, il est bon de rappeler que le cœur du sujet n’est même pas le sexe, mais bien la traite des êtres humains et l’impunité dont elle bénéficie. De manière logique, la prostitution est à l’origine d’importants troubles psychotraumatiques et de comportements à risque (consommation de drogue, alcool…) chez les concerné-e-s. Le corps s’abîme, et l’esprit avec. Les blessures sont auto-infligées, ou bien causées par un tiers : ainsi, 71% des personnes prostituées ont subi des violences physiques avec dommages corporels (de la part de clients ou proxénètes), 63% ont subi des viols, 64% ont été menacées avec des armes,75% ont été SDF à un moment de leur parcours, et 89% veulent sortir de la prostitution (Melissa Farley, Prostitution and Trafficking in Nine Countries, 2003).

Pourquoi passer cette réalité sous silence ? Pourquoi vouloir faire d’un outil d’asservissement et de marchandisation des corps un vecteur de puissance – la puissance d’avoir fait un choix, et la puissance de l’exercer librement ? La prétendue liberté de se prostituer n’est en réalité que la liberté des hommes de contrôler et de dominer le corps des femmes. Ceux qui les exploitent, et ceux qui les achètent.

Du côté du porno

Le porno, avec son imaginaire basé sur des mécanismes éculés de domination masculine (l’homme prend, l’homme joue, puis l’homme jouit), ne fait que transposer à l’image la structure inégalitaire de notre société. Ce faisant, elle joue un rôle dans sa pérennisation. Au-delà de la violence intrinsèque à cette industrie, nous devons parler de la violence qu’elle engendre, comme une éclaboussure. Bien loin de libérer les corps, le porno les enferme dans des rôles rigides, l’homme nécessairement viril et puissant s’opposant à la femme nécessairement passive, inerte et objectifiée. Le premier est sujet (il agit), la seconde est objet (elle reçoit, ou subit). Les corps sont filmés par des hommes, pour des hommes, dans des mises en scène qui relaient un imaginaire structuré autour de la domination masculine.

Certes, certaines vidéos renversent les rôles en proposant des scénarios où les femmes sont « dominatrices », mais ces dernières sont l’exception à la règle. Ne parlons même pas du contrôle exercé sur le corps des actrices porno, qui peut se lire comme une seconde forme de violence : épilation intégrale, maquillage, blanchiment de l’anus (oui, ça existe !), chirurgie esthétique… Les corps doivent être esthétiquement « parfaits », performants et prêts à tout encaisser. Lisses. Mécaniques. Dépouillés de leur dimension humaine.

De nombreux hommes hétérosexuels ont témoigné de la façon dont le porno avait façonné leur imaginaire fantasmagorique ainsi que leur appréhension des relations amoureuses et sexuelles. Sans surprise, ces derniers évoquent l’influence négative qu’a eue leur consommation de porno sur leur vie sexuelle, et la façon dont cela les a amenés à considérer leurs partenaires féminines. Hégémonie du plaisir masculin, jouissance par la domination, corps féminin réduit à un objet masturbatoire, non prise en compte du consentement de sa partenaire, difficulté à jouir lors d’une relation sexuelle « normale », attentes disproportionnées sur le physique de ses partenaires…

Les séquelles d’une éducation sexuelle faite avec le porno peuvent être lourdes, non pas tant pour les hommes (même si elle peut avoir des conséquences malheureuses) que pour… les femmes. Ce sont elles, les grandes perdantes de la massification du porno. Elles qui seront objectivées dans leurs corps à corps. Elles dont le plaisir sera laissé de côté, parce que considéré comme sans importance. Elles dont le consentement sera, parfois, arraché de force. Elles qui devront se plier aux injonctions esthétiques prescrites par l’industrie du porno. Elles qui courront un plus grand risque d’être forcées, agressées ou violées.

Si l’on considère que les violences faites aux femmes sont un continuum, on doit accepter l’idée que ce qui se passe dans la chambre à coucher de chaque individu est intrinsèquement politique. Car la dévalorisation du féminin dans le sexe entraîne, par un effet rebond, la dévalorisation du féminin dans les autres domaines. Les hommes eux-mêmes le reconnaissent. Comment envisager les relations amoureuses sous un prisme égalitaire lorsque son imaginaire s’est construit sur le plaisir de contempler des femmes se faire dominer, maîtriser, humilier ? Comment voir les femmes comme des êtres humains à part entière lorsque le porno nous a appris à ne les envisager que comme des objets, des vecteurs de plaisir passifs et secondaires ?

Le porno ne serait pas tant un problème s’il se contentait de montrer des individus engagés dans des rapports sexuels consentants, dans quelque configuration qu’ils souhaitent ; mais le système d’exploitation et de domination qu’il met en exergue représente un réel danger. De fait, la pornographie – tout comme la prostitution – concourt à renforcer un système de domination masculine déjà bien solidement ancré.

Que dit le système prostitutionnel, si ce n’est qu’il est possible d’acheter le corps d’une femme ? Que le consentement d’une femme peut être outrepassé par de l’argent ? Que le sexe n’est pas la rencontre de deux individus libres et consentants, mais une transaction monétaire ?
Que dit le porno, si ce n’est que les femmes sont de simples objets dont le rôle est de servir le plaisir masculin ?
Que fait le porno, si ce n’est concourir à normaliser la violence et la coercition sexuelle ?

La libération sexuelle a du plomb dans l’aile

Au-delà de ces deux sujets particuliers que sont la pornographie et de la prostitution, il faut aussi évoquer la « hook-up culture », expression sans réel équivalent en français qui désigne la prévalence des relations sans attaches et autres coups d’un soir. Une composante nécessaire de la liberté sexuelle et une révolution bienvenue, pour le mouvement pro-sexe. Il est vrai que, après des années de contrôle social du corps des femmes, ce souffle de liberté apparaît comme positif. Les femmes doivent, au même titre que les hommes, pouvoir coucher avec qui elles veulent, quand elles veulent… avec autant de personnes qu’elles veulent. Pour autant, la liberté sexuelle prônée par les féministes pro sexe est-elle vraiment un progrès ? Et surtout : à qui profite-t-elle réellement ? Réfléchissez-y, à travers le prisme de vos propres expériences ou de celles de votre entourage.

Combien de personnes s’abîment dans des relations superficielles qui les font se sentir encore plus seules, simplement parce qu’elles croient qu’il s’agit de ce que la société attend d’elles ? Combien de personnes vivent-elles une sexualité qui n’est pas la leur, mais celle que les codes sociétaux ont défini comme étant cool ? Combien de personnes sont exclues du plaisir, de l’échange, de l’intimité, de la satisfaction que permet le sexe, simplement parce qu’elles ne l’abordent pas sous un angle personnel mais normatif ?
De plus, nous ne pouvons ignorer cet état de fait : la sexualité hétérosexuelle reste, d’une manière générale, un lieu de reproduction de la domination masculine. Elle n’est pas coupée du reste du monde et elle n’est pas « sans danger », en témoignent le nombre ahurissant de femmes ayant subi des coercitions sexuelles, des agressions et des viols de la part de leurs partenaires. Elle n’est pas un lieu neutre, débarrassé des oppressions sexistes qui ont cours dans la sphère publique.

Le privé est politique, même sous la couette. Prétendre que le sexe est forcément joyeux, libérateur et épanouissant est un mensonge. Le sexe peut être quelque chose de génial, comme il peut être quelque chose d’horrible, de dégueulasse et de traumatisant. Tout dépend d’une infinité de paramètres, qu’il ne suffit pas d’ignorer pour prétendre qu’un rapport sexuel est nécessairement source de plaisir. D’ailleurs, si le sexe était si formidable que ça pour les femmes, pourquoi seraient-elles majoritairement insatisfaites de leur vie sexuelle ? (Selon une étude réalisée en 2011 sur 3400 Françaises vivant en couple hétérosexuel, 76,8% d’entre elles se déclaraient en manque de sexe ou du moins insatisfaites sexuellement).

Le féminisme « pro-sexe », s’il part d’une excellente intention, rajoute à la liste des injonctions faites aux femmes une énième sommation : pour être une femme libre, il faut baiser. Il faut avoir des coups d’un soir, il faut « explorer sa sexualité », il faut « tester des choses », il faut « en profiter ». Fort bien. Et où est l’envie, dans tout ça ? Tout le monde n’aborde pas la sexualité de la même manière – c’est tout bonnement impossible, puisqu’il existe autant de sexualités différentes qu’il existe d’individus. Tout le monde n’est pas capable de dissocier sexe et sentiment. Tout le monde n’a pas une appétence uniforme pour les coups d’un soir, ni même pour le sexe. Tout le monde n’associe pas le sexe à la liberté ou à la puissance. Tout le monde n’a pas envie de coucher avec un chapelet sans cesse renouvelé de partenaires. Tout le monde n’a pas envie de se « libérer » (se libérer de quoi, d’ailleurs ?) par le sexe. Sur cette question, le féminisme pro sexe ne « libère » finalement que les personnes capables d’aborder la sexualité avec désinvolture, ou d’envisager cette dernière sous un angle plus quantitatif que qualitatif. Ce faisant, il exclut de son spectre ou du moins stigmatise toutes les autres.

Lorsque Ovidie affirme que « […] les métiers du sexe ont donc un rôle à jouer pour que les femmes s’amusent sexuellement. Le sexe, c’est important ; on ne peut pas espérer une société égalitaire là où il y a répression du sexe. », elle associe des notions qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Associer « l’amusement » aux métiers du sexe est un terrible contre-sens, pour toutes les raisons que nous avons mentionnées ci-dessus. Prétendre que les prostitué-e-s ou les actrices porno « s’amusent » dans leurs métiers, quand on sait la réalité qu’ils recouvrent, c’est leur faire affront.

Par ailleurs, il est important de distinguer le sexe (une activité que l’on pratique a priori de manière volontaire, pour son simple plaisir personnel, et non pour en retirer quelque chose) des métiers du sexe (qui restent, comme leur nom l’indique, un travail, et n’existent que par la contrainte économique qui les précède).

De même, il y a un monde entre réprimer le sexe et le marché du sexe. On peut vouloir réguler le marché du sexe tout en enjoignant les femmes et les hommes à conquérir leur sexualité. Au niveau individuel, il est bien évident que le sexe ne doit pas être réprimé. Au niveau global, en revanche, les excès de cette industrie doivent pouvoir être nommés, puis combattus. Il est important de rappeler que dans une société égalitaire, le porno et la prostitution tels qu’on les connaît n’existeraient tout simplement pas. Et c’est donc vers l’égalité des sexes que nous devons tendre avant toute chose… même si l’entreprise est massive.

Conclusion

Si le porno et la prostitution sont deux sujets intrinsèquement différents, ils n’en demeurent pas moins les deux épines d’un seul et même mal. Ils sont en effet la personnification de la domination masculine. 

Ce ne sont pas des espaces de liberté mais des business dirigés par les hommes, pour les hommes. En servant les hommes, ils enferment les femmes, malgré ce que voudrait nous faire croire l’émergence d’un discours sur « l’empowerment » généré par le sexe.
Bien sûr que le sexe peut être une source d’empowerment (il ne l’est pas toujours). Bien sûr qu’il est important de libérer les corps. Mais c’est là qu’il faut distinguer le sexe de l’industrie du sexe. Ce n’est pas la même chose : nous ne pouvons plus faire l’amalgame entre les deux. L’industrie du sexe ne libère pas les corps. Elle les mutile, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Il est temps de regarder enfin le porno et la prostitution pour ce qu’ils sont : de la violence, de la coercition, de l’exploitation, de la souffrance. Et plus encore, un terreau fertile pour les inégalités de genre. Cessons de les glamouriser. Cessons de croire que les femmes qui s’y jettent le font au nom de leur liberté, de leur libre-arbitre. Cessons de croire que ces femmes en sortiront indemnes, si seulement elles le veulent bien. Cessons de croire que leur existence n’est pas le symptôme de quelque chose de grave, et que leur influence ne dépasse pas la sphère individuelle.

Interdire ? Abolir ? C’est encore un autre sujet, ô combien épineux. En attendant, nous pouvons décider de poser un regard critique sur le marché du sexe. Nous pouvons décider de le condamner, de reconnaître les dégâts qu’il produit, de dire non, d’être fermes. Sans jamais oublier que les femmes qu’il exploite ne sont pas à blâmer. Que l’ennemi, tapi dans l’ombre, reste toujours le même : le système patriarcal.
Certaines féministes pro-sexe s’insurgent du fait qu’une position abolitionniste infantiliserait les femmes, et les empêcherait de faire des choix libres. Or, c’est précisément le système patriarcal qui infantilise les femmes et les contraint à faire des choix qui n’en sont pas.

Les féministes dont je suis ne veulent pas priver les individus de leur libre-arbitre, mais simplement les aider à s’épanouir dans un monde sans coercition ni violence sexuelle. Dans un monde où l’égalité n’est pas seulement théorique, mais aussi réelle. 

Oui, la révolution féministe doit passer par le corps. Mais elle ne doit pas se focaliser uniquement sur cet aspect-là. L’esprit doit aussi être réinvesti, avec des débats, des paroles, des pensées, des réflexions, des éclats de voix. Contrairement à la chair, dont le prisme est éphémère, il s’inscrit dans la durée.