La victime était presque parfaite

« Crime affectif », « crime d’amour »
« Drame conjugal »
« Crime passionnel »
« Il la tue parce qu’il n’en peut plus »
« La violence, physique, verbale, posturale, est inévitable dans le couple [sic], car le couple est le lieu de sentiments nombreux, intenses et parfois contradictoires »
« Les hommes n’ont pas le même rapport à l’acte mortel, et peut-être aussi à la mort que les femmes. »
« Meurtre accidentel », « c’est un garçon formidable »
« Alexia avait une personnalité écrasante »
« Il faut se garder de tout jugement. On ne sait pas comment fonctionnait ce couple. On ne sait pas s’il n’y a pas eu une souffrance de son côté à lui. »

Le traitement médiatique du meurtre d’Alexia Daval est un symptôme, celui d’une société viciée par son sexisme ordinaire. Si ordinaire qu’elle ne le voit pas. Ne l’entend pas. Si ordinaire que des termes comme « crime affectif », « drame conjugal » ou des tentatives de justifications telles que « on ne sait pas s’il n’y a pas eu une souffrance de son côté à lui [Jonathann Daval] » ne dérangent personne, ou presque.

C’est aussi le symptôme d’une absence cruelle de réflexion sur la question des violences faites aux femmes, d’un refus aveugle de prendre en compte le caractère systémique de ces violences, de considérer que ces sinistres « faits divers » s’inscrivent dans un continuum de violences sexistes dont il faut enfin prendre la mesure, car ce que l’on refuse de voir et ce que l’on refuse de nommer ne peut décemment exister.
Un homme tue sa compagne, et le spectre du crime passionnel ne tarde pas à venir hanter le débat. Un homme tue sa femme, et les expert-e-s se réunissent autour d’une table ronde pour tenter de déterminer les raisons qui auraient pu le pousser à passer à l’acte. On dissèque les présumés défauts de la victime, l’historique de la vie de couple, on cherche avec frénésie des justifications à un acte qui n’en souffre aucune. On fouille le passé des amants jusqu’à s’en faire saigner les ongles, à la recherche de raisons qui justifieraient la mort de la victime puisque, dans l’inconscient collectif, une femme qui se fait tuer l’a forcément un peu cherché.

Une femme tue son compagnon, et c’est l’indignation collective. Les menaces de mort pleuvent, la condamnation sociétale s’abat telle une chape de plomb sur la meurtrière, quand bien même elle aurait subi au préalable des décennies de violences et d’abus (à ce titre, rappelons que sur les 28 hommes tués en 2016 par leur compagne, au moins 17, soit 60% d’entre eux étaient eux-mêmes auteurs de violences).

Il suffit de se rappeler le traitement médiatique réservé à l’affaire Jacqueline Sauvage, cette femme condamnée à dix ans de réclusion pour le meurtre de son mari violent avant d’être finalement graciée par François Hollande. Ici, la victime avait eu le mauvais goût de rester en vie. Elle avait même poussé l’indécence jusqu’à abattre son bourreau, après des décennies de maltraitance et de sévices en tous genres. A-t-on jamais parlé de « crime affectif » ou de « drame conjugal » dans l’affaire Jacqueline Sauvage ? A-t-on jamais, lorsqu’il s’agissait de gloser sur l’affaire, convoqué à la table des réflexions les justifications habituelles sur l’amour qui fait mal, la « violence inévitable du couple » et le désespoir qui emporte ? La réponse est non. Parce que Jacqueline Sauvage est une femme, la violence ne fait pas partie de ses prérogatives.

L’existence de ce sinistre double standard nous amène à nous poser deux autres questions : pourquoi la violence conjugale la plus commune se transforme-t-elle en crime passionnel lorsqu’elle est le fait des hommes ? Plus encore : d’où vient cette obstination collective à trouver des excuses aux meurtriers présumés dans les affaires de violences faites aux femmes ?

La réponse pourrait tenir en un seul mot : patriarcat. Mais il ne s’agit peut-être pas de la seule et unique raison. Selon la psychiatre américaine Judith Lewis Herman, auteure de « Trauma and Recovery », « il est tentant de prendre le parti du coupable. Ce dernier ne demande qu’une chose : de la passivité. Il parle à notre propension universelle à ne rien voir, dire ou entendre. La victime, au contraire, demande au spectateur de partager le fardeau de sa souffrance. Elle exige des actes, de l’engagement, de la mémoire. […] ». En outre, accepter le fait que le gentil voisin du 3e ou le collègue propre sur lui soit un agresseur potentiel suppose que nous remettions en question nos schémas de pensée et nos idées préconçues sur ce qu’est un meurtrier – un individu forcément échevelé, asocial, monstrueux, hors de la norme. Or, quand les coupables présumés sont des hommes a priori bien sous tous rapports, à mille lieux du stéréotype de l’agresseur marginal et patibulaire, il nous faut chercher des explications ailleurs. Comment pouvons-nous intégrer dans nos systèmes de pensée la survenue d’un meurtre sans aucun mobile apparent ? Nous nous lançons alors dans un vaste tricot mental, cherchant des justifications, des raisons concrètes au passage à l’acte du meurtrier – un processus qui suppose bien souvent le dénigrement de la victime. Ajoutons à cela le fait que les violences faites aux femmes soient culturellement banalisées, et nous comprendrons pourquoi l’opinion publique se montre souvent clémente face aux hommes coupables de violence conjugale.

Pour une reconnaissance sociale du féminicide

Le féminicide est le « meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme », selon la définition de Diana Russell, écrivaine et activiste sud-africaine ayant longuement travaillé sur cette problématique. Cette définition n’est peut-être pas la plus nuancée, car elle pourrait laisser penser que tous les meurtres de femme sont des féminicides. Or, pour être qualifié comme tel, le meurtre doit avoir un caractère genré manifeste. Le meurtre d’une femme tuée par son compagnon après qu’elle ait décidé de le quitter rentre par exemple dans la catégorie de féminicide ; pas celui d’une femme tuée après avoir été renversée par une voiture.

Si la notion de féminicide a été introduite dans le Code pénal de certains pays, notamment d’Amérique Centrale et du Sud (Chili, Costa-Rica, Mexique, Brésil, Pérou…), elle n’est toujours pas reconnue par le droit français. Les indignes expressions « crime passionnel » (qui selon la page que lui consacre Wikipédia « désigne un meurtre ou une tentative de meurtre dont le mobile avancé par le tueur est la passion ou la jalousie amoureuse »), « crime d’amour », « crime affectif » sont souvent employées à la place, que ce soit par les médias ou par certain-e-s avocat-e-s, ce qui dénote une méconnaissance profonde des mécanismes à l’œuvre derrière les violences conjugales.

Notre Code pénal reconnaît toutefois depuis janvier 2017 le sexisme comme étant une circonstance aggravante d’un crime ou d’un délit. En outre, le meurtre commis par un-e conjoint-e ou concubin-e (sans distinction de sexe) constitue au regard de la loi une circonstance aggravante. Un premier pas, peut-être, vers la reconnaissance des meurtres genrés.

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« Ophélia », de John Everett Millais

Si certains féminicides ont un caractère « évident » (on pense par exemple à la tuerie de l’école Polytechnique de Montréal en 1989), ce n’est pas le cas pour tous – ce qui les rend parfois difficiles à identifier. Ainsi, Jonathann Daval et les centaines d’hommes qui tuent leur compagne chaque année n’ont probablement pas conscience du caractère sexiste qui dirige leurs actes. Ils ne se disent pas consciemment : « je vais tuer cette femme parce qu’elle est une femme ». Ils la tuent parce qu’ils sont les produits d’un système où le rôle de chaque individu lui est assigné dès la naissance en fonction de son sexe, un rôle qui se nourrit d’une inégalité déguisée en complémentarité : la force contre la faiblesse, le droit contre le devoir, la liberté contre l’asservissement. Ils sont les produits d’une société où les hommes comptent plus que les femmes, où les femmes appartiennent aux hommes, où la liberté d’une femme d’être et agir vaut moins que la liberté d’un homme de la tuer. Ils sont les produits d’une société qui condamne avec une tiède indifférence les violences conjugales, et ne les punit pas ou peu. Ils sont les produits d’une société où les femmes tuées par leurs compagnons sont reléguées aux pages faits divers, sous les caractères gras d’un titre souvent racoleur, comme s’il s’agissait là d’une normalité inévitable. Ils sont, enfin, les produits d’une culture qui définit la masculinité comme biologiquement violente, supérieure, dominante et débordée par ses propres pulsions – et ne peut qu’en excuser les « dérapages ».

Ils tuent leurs femmes parce qu’à leurs yeux, elles n’ont de valeur qu’à travers leur statut d’objet leur appartenant.
Ils tuent leurs femmes parce que la société les y autorise, parce que le vernis irisé de la passion contrite, de la jalousie romantique, de l’amour contrarié, sera aussitôt apposé sur leurs actes.
Ils tuent leurs femmes parce que la violence [des hommes envers les femmes] est solidement ancrée dans notre structure sociale.
Pour grandir, cette violence a besoin d’un terreau : l’inégalité des sexes. Cette inégalité est socialement construite, nourrie en partie par les stéréotypes de genre, et se loge au quotidien dans une succession de détails en apparence anodins. Le partenaire le plus faible sur l’échiquier social et économique devient de fait une proie facile, presque « autorisée ». On la tue non pas à cause de la passion ou d’un accès de désespoir, mais parce qu’on pense qu’elle ne mérite pas autre chose.

En France, tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son conjoint : voilà pourquoi il est nécessaire d’utiliser le terme de féminicide. Voilà pourquoi il est nécessaire de replacer chaque meurtre de femme commis par son partenaire dans le contexte spécifique dans lequel il s’inscrit, celui d’un système patriarcal où les hommes (au sens de catégorie sociale) s’arrogent le droit de vie et de mort sur les femmes. Si l’on veut lutter efficacement contre ce mal, il faut d’abord lui donner un nom.

Si l’on peut discuter de la nécessité de qualifier juridiquement le féminicide, il est temps que le terme se démocratise a minima dans la société. Il est temps que soit éradiquée la passion des prétoires, pour se concentrer enfin sur l’existence du seul et unique mobile des violences faites aux femmes : la misogynie. Il est temps de faire la peau aux expressions « crime passionnel » et « crime affectif » qui ne traduisent en rien le caractère systémique – et odieux – de ces violences. Il est temps que les journalistes prennent leurs responsabilités dans la façon dont ils couvrent ces meurtres, pour que le grand public comprenne qu’il ne s’agit pas là « d’affaires privées », mais de faits sociaux dont le caractère politique ne peut être occulté. Il est bon de rappeler que l’amour et la passion n’ont rien à voir avec la violence ; que la mort n’a rien de romantique. Quand on aime, on ne tue pas.

Les femmes violentées par leurs conjoints ne sont pas uniquement des statistiques sans nom et sans visage. Elles sont aussi et surtout des victimes d’une domination masculine qui se porte encore bien, en dépit des progrès certains de l’égalité. Il est donc temps de tordre le cou à ces croyances populaires selon lesquelles les femmes seraient en danger dès qu’elles mettent le pied dehors, pour faire leur jogging, pour aller au travail, pour voyager seules ou simplement flâner dans les rues. Le rôdeur qui les attend dans un parking sombre pour les égorger est un fantasme largement relayé : mais les chiffres font état d’une tout autre réalité, où les femmes sont statistiquement plus en danger chez elles qu’au-dehors, plus à même d’être violentées au sein de leur propre foyer que dans une forêt sombre. Rappelons ainsi qu’en matière de violences sexuelles, les femmes connaissaient leur agresseur dans 80% des cas. Des études réalisées en Afrique du Sud, en Australie, au Canada, aux États-Unis et en Israël ont également démontré qu’entre 40% et 70% des meurtres commis sur les femmes le sont par leur conjoint (source : OMS). Enfin, toujours selon l’OMS, plus de 35 % des femmes tuées dans le monde le seraient par leur partenaire.

Il n’est pas question, bien entendu, d’affirmer que toutes les femmes sont des victimes et que tous les hommes sont des monstres en puissance. Une telle assertion serait non seulement fausse, mais aussi préjudiciable.
Il n’est pas plus question d’affirmer que le meurtre d’une femme est plus « grave » ni plus « important » que le meurtre d’un homme.

Il est seulement question de reconnaître une dynamique, de relier entre eux une constellation d’événements que l’on pourrait croire isolés ; de regarder au travers d’une perspective systémique un fait social ayant un caractère par trop récurrent. De réinscrire dans un contexte donné des supposés « faits divers » qui, mis côte à côte, deviennent un phénomène social dévastateur. Pour les femmes qui en sont victimes, pour les gens qui les aimaient, et pour la société tout entière.
Il est question de mettre des mots sur ce mal silencieux, pour mieux le combattre. Il est question de nommer pour comprendre ; de désigner pour mieux lutter.

Pour qu’Alexia et ses consœurs d’infortune, passées, présentes et futures, dorment enfin en paix en sachant que ce n’est pas l’amour qui les a tuées.