Cet article est le premier d’une série que je souhaite consacrer à la façon dont s’exprime la domination masculine dans les rapports entre les femmes et les hommes. Les liens que nous tissons avec des hommes dans notre vie privée peuvent-ils être exempts de sexisme ? L’amour, le sexe, la tendresse font-ils barrage à la misogynie, ou bien l’exacerbent-ils plus encore ? De manière plus globale, comment se manifeste la domination masculine dans les différentes strates de la rencontre amoureuse – de la phase de séduction à la réalité quotidienne du couple ?

Dans ce premier volet, abordons la question – éminemment contemporaine – des rencontres sur Internet, et de la façon dont elles réinventent le sexisme.

 

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Récemment créé, le compte Instagram Perles masculines (dont le titre, gentillet, ne rend pas hommage à son véritable contenu) répertorie, de manière évidemment non exhaustive, les messages sexistes reçus par les femmes sur Tinder.

« Je t’aurais bien enculée comme une salope ce soir », « Tu as une vraie tête de chienne », « T’es un peu grosse », « Je bouffe des chattes tu bouffes des huîtres », « Apprenez à remplir vos profils au lieu de montrer vos seins. Après ça s’étonne d’être prise pour un objet » … Ces phrases, tout aussi navrantes qu’elles soient, n’en sont pas moins tristement ordinaires. Elles ne sont qu’un condensé de ce que lisent et reçoivent les femmes inscrites sur des sites de rencontre, et un énième exemple de la façon dont la misogynie structure notre société. Jusque dans les rapports intimes, que l’on pourrait naïvement croire protégés d’un sexisme par ailleurs endémique. Pourtant, et ce sera le propos de cet article, les rapports homme-femme sont aussi (et surtout ?) un lieu privilégié pour l’exercice de la domination masculine.

Le compte « Perles Masculines » rappelle celui de datingafeminist (en anglais), sur lequel une jeune femme poste les messages sexistes qu’elle reçoit sur OKCupid, un site de rencontres. Et qui nous rappelle, de manière collective, que le sexisme n’est pas nécessairement une question de génération, mais bien de culture. En quoi les expériences vécues par les femmes sur les sites de rencontre peuvent-elles nous éclairer sur les rapports entre les hommes et les femmes ? Sur la façon dont les hommes – pris en tant qu’entité collective – considèrent les femmes, notamment dans leurs relations amoureuses et sexuelles ?

Séduction vs. Domination

La problématique des sites de rencontre est exactement la même que celle du harcèlement de rue. A l’instar de leurs homologues qui sifflent ou insultent les femmes dans la rue, les mecs qui envoient des messages dégradants sur Tinder ne s’inscrivent  pas dans un rapport de séduction, mais bien de domination. Certains montrent tout de suite leur véritable visage en envoyant un « tu ressembles à une salope » ou « tu suces ? », qui n’a de toute évidence pas pour but de séduire la femme à laquelle il s’adresse, mais simplement de la réduire à sa condition socialement inférieure, à la chosifier, à l’humilier.

D’autres, cependant, semblent d’abord s’inscrire dans un rapport de séduction « normal », jusqu’à ce que la situation leur échappe (la femme à laquelle ils s’adressent ne répond pas à leurs messages, se montre insensible à leur charme, agit différemment de la façon dont ils estiment qu’une femme doit se comporter, ou bien refuse leur proposition d’aller boire un verre…). C’est à cet instant précis que le sexisme latent de ces tristes mecs se réveille, car ils jugent intolérables que le script du genre qu’on leur a inculqué (l’homme mène la danse ; la femme se plie à ses sollicitations) puisse être bouleversé. Il leur est insupportable de constater que les femmes ne sont pas des choses à la libre disposition des hommes, mais bien des êtres humains dotés d’un libre-arbitre, de préférences personnelles et d’une capacité à consentir. Leur système de pensée ne peut même pas enregistrer le fait qu’une femme puisse ne pas s’intéresser à eux et manifester une volonté propre, car cela contredit tout ce qu’ils voient, entendent et croient depuis toujours.

Ces messages sont l’expression la plus crasse de la misogynie ordinaire, et d’une conception sexiste des rapports entre les femmes et les hommes. La société dans laquelle nous vivons ne nous a pas appris à envisager les rapports entre les femmes et les hommes au travers du prisme de l’égalité. Si les femmes et les hommes sont égaux en théorie, ils ne le sont pas en pratique, et cela se traduit directement par une asymétrie dans les rapports amoureux et sexuels.

Les codes de la masculinité enjoignent ainsi les hommes à se montrer « virils », c’est-à-dire dominants, tandis que les femmes sont incitées à faire preuve de tolérance, d’humilité, de soumission. Les uns se positionnent donc comme des « conquérants », c’est-à-dire des agresseurs, tandis que les unes sont placées dans la posture de la proie que l’on chasse, et à qui l’on ne demande pas son avis.

Quand un sexe acquiert sa légitimité par la domination, l’autre l’obtient par la subordination. Si l’on se base sur ce script de genre, lequel est en outre supposé inflexible, les rapports sont donc nécessairement déséquilibrés.

Avant que les grognons de tous poils ne viennent prétendre que les sites de rencontre ont un rôle à jouer dans ce phénomène, en ce qu’ils auraient « marchandisé » les relations amoureuses et contribué à objectifier les personnes qui s’y inscrivent en les transformant en produits, rappelons qu’il n’y a aucune différence avec la façon dont les hommes abordent les femmes en vrai et sur les sites de rencontre. Les hommes sexistes n’attendent pas d’être derrière un écran pour pouvoir balancer des « t’es bonne » ou des « salope », même si le virtuel a forcément un côté désinhibant. Le sexisme n’est pas exacerbé par ce genre de sites ; un connard restera un connard qu’il se trouve dans la rue, au travail ou sur Tinder ; un homme non sexiste restera non sexiste même s’il s’inscrit sur une application de rencontres. Ce que l’on constate donc, c’est simplement la transposition d’un sexisme structurel à un espace virtuel… qui n’en demeure pas moins bien réel.

Humilier les femmes pour se sentir homme

A quel moment ces hommes se sentent-ils légitimes à envoyer des messages insultants, dégradants à des femmes qu’ils ne connaissent pas ? Comment peuvent-ils considérer cela comme « normal », dans une société où la politesse envers les inconnu.e.s est une règle de base ?

Se sentent-ils protégés par leurs écrans ? Les sites de rencontre contribuent-ils à déshumaniser les personnes, bien réelles, qui s’y trouvent ? Peut-être ; mais l’existence du harcèlement de rue nous le prouve, les hommes n’ont pas attendu les sites de rencontre pour gratifier une inconnue d’un « salope ! » ou d’un « je te baise » gratuits. Tinder n’a pas inventé le sexisme : il lui a simplement offert une énième plate-forme où se déployer.

Avant qu’on ne nous bassine avec des histoires de « séduction maladroite », de jeux « un peu immatures », de propos « graveleux mais pas bien graves », de « liberté d’importuner » et de « on ne peut plus rien dire », il convient de dissocier la séduction, une entreprise basée sur le respect mutuel et le désir sincère de découvrir l’autre, de l’agression sexiste, qui a pour seul but d’exercer une forme de domination sur une personne que l’on perçoit comme inférieure. Et la différence est nette.

La réalité, c’est que ces types n’ont aucune velléité de séduction vis-à-vis des femmes auxquelles ils s’adressent. Il suffit d’avoir un QI supérieur à celui d’un topinambour pour se rendre compte qu’une phrase d’approche telle que « tête de chienne » ou « je te baiserais bien » a statistiquement peu de chances de mener à une histoire d’amour – même pas à une relation sexuelle vite consommée dans une ruelle glauque.

Leurs insultes, quasiment toujours à connotation sexuelle, et leur façon de renvoyer les femmes à leur corps, leur physique, leur sexualité, témoignent en revanche d’une volonté d’asseoir leur domination, d’assujettir l’autre à ce qu’ils considèrent être leur « pouvoir » : celui d’être un homme. Il s’agit d’une façon de nier non pas l’existence, mais la légitimité de l’autre en tant qu’être humain. De le réduire à l’état de chose, de jouet, d’outil. On s’amuse avec lui (elle, en l’occurrence) pour établir et confirmer sa domination, pour se sentir puissant, masculin, « viril ». C’est un jeu de pouvoir, dans tout ce qu’il a de plus cru et pathétique.

Leur incapacité à envisager la « séduction » autrement que comme un vecteur de domination, un moyen d’humilier l’autre, en dit long sur la façon dont notre société « fabrique » les hommes et les dresse au sexisme.

Car les injonctions à la masculinité dont on abreuve les mecs n’ont pas seulement pour but de leur expliquer comment doit se comporter un vrai mâle, mais aussi de leur expliquer comment se positionner par rapport aux femmes pour être confirmé dans leur virilité. Opprimer et humilier les femmes, leur rappeler qu’elles ne sont que des objets, c’est une façon pour eux de consacrer l’altérité, et ce faisant de se sentir homme. De nombreuses analyses sociologiques sur les « pick-up artists », ces navrants techniciens de la séduction, ont été faites en ce sens (lire à ce sujet « Alpha Mâle » de Mélanie Gourarier). En effet, leur but n’est pas de séduire les femmes comme on pourrait d’abord le croire, mais bien d’utiliser celles-ci comme un moyen de transcendance, un vecteur pour se sentir confirmé dans sa masculinité, pour se sentir homme. Et comment se sent-on homme, dans une société sexiste qui fait de la « valence différentielle des sexes » (selon la célèbre expression de Françoise Héritier) une valeur cardinale ? Réponse : en dominant les femmes.

L’égalité pour les nuls

On est donc face à une double problématique : le fait que ces mecs soient incapables de voir les femmes autrement que comme des objets à leur disposition, et la prévalence des injonctions à la masculinité qui incitent les hommes à entrer dans un rôle de connard pour prouver leur virilité. Car si le patriarcat dans sa forme la plus toxique leur a appris une leçon, c’est bien celle-ci : être respectueux, c’est un truc de naze. Traiter les femmes comme des égales, c’est bon pour les tarlouzes – et ça tombe bien : elles ne sont pas égales. L’égalité dans la séduction et les rapports amoureux, c’est pas un truc de mec, c’est pas viril, ça manque de courage, de testostérone, de puissance, de sueur ! Un homme, un vrai, c’est comme un éléphant dans un magasin de porcelaine : ça doit se faire remarquer, faire du bruit, mettre le bazar, montrer ses grosses couilles, et surtout ne jamais s’excuser.

Et si les hommes, les vrais, doivent nécessairement dominer et contrôler, le corollaire logique réside dans la passivité des femmes. La culture populaire nous en donne régulièrement des exemples : dans de nombreuses œuvres, qu’il s’agisse de livres, de chansons, de films ou de séries, les femmes ne sont là que pour se laisser « cueillir » par le héros masculin, pour servir de trophées, de décors, de bonbons acidulés. Cela tend à changer, bien sûr. Il n’en reste pas moins que les femmes sont encore majoritairement dépeintes comme des accessoires au désir de l’homme, des objets décoratifs dépourvus de caractère propre et de libre-arbitre. Elles sont annexes, passives, soumises au regard et au désir de l’autre. On les prend – au sens littéral comme au figuré – quand on en a envie. Elles sont là, souriantes et disponibles. Il y a juste à se servir.

Tout ceci concorde à créer un script social dans lequel les hommes et les femmes sont tenus d’endosser des rôles rigides : l’un devient celui qui poursuit, qui choisit et qui s’impose ; l’autre devient celle qui attend, qui subit et qui se rend. C’est parce que l’on nie aux femmes leur capacité à désirer et à choisir (donc leur autonomie dans le désir) que les rapports homme-femme sont encore si déséquilibrés. On ne respecte pas les objets. On les prend, on les manipule, on leur impose nos souhaits. Leur libre-arbitre importe peu, tout simplement… parce qu’il n’a pas vocation à exister.

Tant que la virilité sera uniquement admise dans son acception toxique, tant que les femmes seront considérées comme des « cibles », des « proies » qu’il faut capturer, des trophées qu’il faut exhiber, alors les rapports entre hommes et femmes resteront inégalitaires. Si le propre de l’homme est d’être « dominant », quelles que soient les conneries toxiques que l’on attache à cette notion, alors le propre de la femme sera d’être « dominée » : or, aucune relation saine ne peut se construire sur de pareilles bases. On sait depuis la deuxième vague féministe que le privé est politique.

Plus que toutes autres choses, la façon dont se rencontrent les femmes et les hommes, la façon dont ils échangent, se jaugent, se jugent, se regardent, se mesurent, se désirent, et avancent ensemble, le respect qu’ils s’accordent l’un à l’autre, la valeur qu’ils prêtent au lien qui les unit, quelle que soit la nature de celui-ci, sont un excellent indicateur de la situation politique en matière d’égalité des sexes.

La solution, comme souvent, réside dans l’éducation. Il ne faut pas éduquer les hommes : il faut éduquer les petits garçons. Prévenir et non guérir. Il faut leur apprendre le respect, l’importance du consentement, l’importance de l’autre, et surtout les élever à l’abri des stéréotypes de genre. Après ? Il est souvent trop tard.

La bonne nouvelle pour les femmes inscrites sur des sites de rencontre, c’est que les hommes épinglés par le compte « Perles Masculines » sont des filtres anti-déchets à eux tout seuls. Même pas besoin de se creuser la tête pour savoir si la personne avec qui vous échangez vaut vraiment le coup : avec eux, on sait déjà à quoi s’en tenir, et on peut les bazarder tout de suite. Car, spoiler : un homme qui envoie des messages sexistes sur un site de rencontres a 100% de chances d’être un gros con sexiste dans la « vraie vie ». Et vous savez ce que donnent les relations avec des gros cons sexistes ?

Personnellement, je ne peux qu’imaginer – et cela suffit à me donner des frissons dans le dos.