Cet article commencera par une terrible confession : parfois, je ne me sens pas en phase avec la rhétorique féministe actuelle. Rassurez-vous, je ne suis pas en train de dérouler le laïus habituel des anti-féministes (vous savez, le fameux : « je réfute le fait que l’on considère toutes les femmes comme des victimes et les hommes comme des prédateurs » qu’on a beaucoup trop entendu ces derniers mois). Cependant, j’aimerais exposer un point de vue peu conventionnel sur la question.

J’ai longtemps hésité avant d’utiliser le terme « victimaire » dans le titre de mon article, car il est majoritairement utilisé par les ennemis du féminisme et a donc une connotation péjorative. C’est bien simple : ces deux termes accolés ensemble ressemblent à une formule magique pour attirer les réacs de tous bords, comme des mouches affolées par un pot de miel. Pourtant, je n’ai trouvé aucun synonyme vaguement approchant dans la langue française. Alors, même si ce terme est à prendre avec d’infinies pincettes, c’est bien lui qui sera utilisé.

L’impuissance féminine comme schéma narratif

De manière globale, le discours féministe le plus répandu (ou du moins le plus médiatiquement visible) se base sur le postulat que les femmes sont nécessairement et en toutes circonstances en position de faiblesse et de vulnérabilité. D’un point de vue systémique, c’est sans doute vrai. Qu’en est-il, pourtant, de l’individuel ? Si l’on est une femme, doit-on forcément se sentir en position d’infériorité ? Doit-on partir du principe que, quel que soit notre parcours, notre trajectoire, notre milieu social, notre entourage, nos ambitions personnelles, nous sommes et serons systématiquement discriminées par rapport aux hommes ? Doit-on accepter cette fatalité selon laquelle la féminité serait une entrave, même lorsque nous ne la vivons pas comme telle ?

Au-delà du ressenti individuel et de sa possible collision avec un discours collectif discordant, une autre question se pose : à force de présenter le féminin comme faible, vulnérable, sans défense, ne reprend-t-on pas à son compte le discours patriarcal ? Et surtout : à force de répétition, ne lui donne-t-on pas plus de force, de résonance, de légitimité ?

Pour commencer, prenons pour exemple l’expression « les femmes et les enfants », laquelle est utilisée aussi bien dans les milieux féministes que dans les milieux « traditionnels ». « On a laissé couler ce bateau alors qu’il y avait des femmes et des enfants à l’intérieur », « Les femmes et les enfants vont être les grands perdants de cette réforme », « Il faut protéger les femmes et les enfants en détresse », etc, etc.

Cette manière d’associer systématiquement les femmes (des adultes capables) aux enfants (des êtres vulnérables et « incapables » au sens juridique du terme) m’a toujours agacée, d’autant plus lorsqu’elle est reprise par des groupes féministes. N’est-ce pas se tirer une balle dans le pied ? Passons sur la récurrence femme / maternité (un grand classique) et concentrons-nous plutôt sur le sous-entendu selon lequel les femmes seraient, à l’instar des enfants, intrinsèquement fragiles, vulnérables, en danger. Des poupées de verre que seule la protection des hommes peut venir sauver.

En 2018, nous en sommes encore là, à associer dès que l’occasion se présente les femmes à l’impuissance – sans nécessairement penser à mal. Mais cette récurrence a des répercussions négatives sur la perception déjà biaisée qu’a l’inconscient collectif du féminin. A force de répétitions, ce triste discours finit par s’imprimer dans les consciences. Et par légitimer, en filigrane, l’existence des inégalités entre les femmes et les hommes.

Insatisfactions récurrentes

Fin 2017, plusieurs associations féministes se sont insurgées d’une proposition de loi proposant d’instituer la garde alternée comme principe de base en cas de divorce : selon elles, cette réforme risquait d’engendrer « une paupérisation des femmes à la tête de familles monoparentales » et de créer un « droit d’ingérence dans la vie des couples ». Un autre argument était avancé, celui des violences conjugales : « de nombreuses violences ont lieu par l’emprise que certains hommes continuent d’avoir sur leur ex-conjointe au travers de leurs enfants ».

Une prise de position pour le moins paradoxale, quand on sait que le féminisme a (notamment) vocation à combattre l’assignation des femmes à l’éducation des enfants. La garde alternée permettrait ainsi de donner un bon coup de pelle sur le stéréotype de genre qui associe les femmes à la maternité, cette maternité hégémonique qui agit encore et toujours comme une entrave. Et plus encore, d’assurer aux pères séparés la possibilité de s’occuper de leurs enfants – à égalité avec les mères. Quant à l’argument des violences conjugales, il est illusoire de croire que la règle de la garde partagée amplifierait le phénomène, déjà bien installé en l’état actuel…

De nombreuses autres réformes ont été pareillement accusées (avant même qu’elles ne commencent à produire leurs effets) d’être un danger pour les femmes. La loi El Khomri, dite « loi Travail » ; la réforme du Code du travail, instituée par les ordonnances Macron ; la réforme des retraites en 2013 ; le divorce par consentement mutuel sans juge ; la semaine de 4 jours à l’école ; la pénalisation des clients de la prostitution : chaque annonce de réforme semble sonner le tocsin d’un péril grave et imminent pour les femmes.

Tout serait prompt, finalement, à pénaliser « les femmes » (mais qui met-on derrière ce terme fourre-tout ? de quelles femmes parle-t-on ?) : même des réformes dont le but est a priori d’assurer une meilleure égalité entre les sexes, comme la pénalisation des clients de la prostitution.

Parce qu’elles sont faibles, désarmées, acculées à l’impuissance. Qu’importe que les femmes les plus vulnérables représentent une minorité statistique : ce sont toujours elles que l’on convoque à la table des discussions, au risque de sous-entendre que toutes les femmes sont intrinsèquement faibles, que toutes les femmes souffrent des mêmes discriminations, que toutes les femmes sont précaires, discriminées, violentées, sans ressources.

Si ce discours repose sur une base théorique avérée, il n’en demeure pas moins dangereux en ce qu’il manque cruellement de nuances. En effet, le danger ne serait-il pas de présenter sans cesse les femmes comme des êtres faibles, vulnérables, qui seraient la proie de toutes les violences du monde ? De mettre un coup d’arrêt systématique à toute velléité de changement sociétal, alors que la société actuelle est loin d’être un modèle d’égalité ? Ne faut-il pas justement prendre le risque de réformer, quitte à faire des erreurs, pour que les choses commencent à bouger ?

Il faut également dénoncer l’uniformité sinistre du discours féministe « mainstream », qui ne montre que le versant sombre de la féminité. Le progrès doit venir aussi d’une diversification des discours, d’une mise en exergue de l’espoir et de l’optimisme, d’une amplification de la voix accordée aux femmes fortes, puissantes, indépendantes, d’un accroissement de la visibilité donnée aux parcours des femmes qui ont « réussi », quelle que soit leur définition personnelle de la réussite.

Car au lieu de réfléchir à un changement de paradigme sociétal, au lieu de donner un coup de balai à nos stéréotypes de genre, de changer nos représentations sociales, de faire en sorte que les structures et les schémas sociaux qui nous entravent soient enfin remplacés, on préfère aujourd’hui se complaire dans un statu quo mortifère : les femmes sont toujours lésées quoi qu’il advienne, et plutôt que de s’évertuer à changer cet état de fait, on répète cette vieille rengaine qui nous immobilise dans les ornières du combat pour l’égalité.

Or, il ne suffit pas de s’opposer par principe à toute réforme, ni de porter la vulnérabilité – réelle – des femmes en étendard pour faire avancer les choses. C’est, au mieux, un appel à l’immobilisme, au pire, un contresens.

On n’œuvre pas pour un nécessaire changement des mentalités en rappelant sans cesse que les femmes sont toujours perdantes, lésées, vulnérables. Qu’elles sont des victimes de fait, et que tout est prompt à leur faire du mal. De plus, on rate sa cible en se concentrant uniquement sur le discours, au détriment de l’action. Le féminisme doit agir, et ne pas être dans une opposition de principe à chaque réforme, car le statu quo est l’ennemi des droits des femmes.

Le paradigme de la vulnérabilité

La plupart des médias et associations féministes utilisent pour communiquer la rhétorique de la femme vulnérable et sans défense, à la merci de la violence structurelle (celle des institutions) et de la violence individuelle (celle des hommes). Sans doute est-ce parfois nécessaire pour enfoncer le clou. Toutefois, selon moi, cette prévalence d’un discours catastrophiste nuit au combat féministe.

Il est donc temps, aujourd’hui, de changer de paradigme.

Mon propos n’est évidemment pas de dire que le féminisme est « victimaire » parce qu’il a le courage de dénoncer les violences systémiques que subissent les femmes, parce qu’il balance les porcs, parce qu’il dit et répète aux frotteurs, aux agresseurs, aux violeurs, aux salopards de tous bords que leurs actes sont intolérables. Ce discours-là m’insupporte. Car cette parole est nécessaire, et on ne l’entendra jamais assez. Oui, il faut continuer à dénoncer, rappeler les chiffres, les faits, la vérité crue ; la réalité dormante que de nombreuses personnes préfèrent ignorer. Et ce, dans tous les domaines.

Cependant. J’ose penser que nous n’avons pas besoin d’autant de discours alarmistes, de communication pessimiste, de discours désolés, de lamentations itératives. La cause féministe exige certes des cris, de la colère, de la violence parfois : on le sait, l’Histoire nous l’a appris, la modération tranquille n’a jamais fait bouger les choses.

Mais nous avons aussi et surtout besoin de modèles positifs, de représentations sociales et culturelles qui bousculent les stéréotypesde portraits de femmes fortes et indépendantes, d’un discours général qui ne met pas uniquement en exergue la fragilité des femmes, mais aussi la force et le pouvoir dont elles disposent. Pour insuffler de l’optimisme, de l’énergie, de la vigueur, autant d’ingrédients nécessaires à tout bonne révolution.

Car à force de prêcher la vulnérabilité des femmes, le discours féministe « mainstream » finit non seulement par s’émousser, mais aussi par légitimer la même vulnérabilité qu’il entend dénoncer. Il devient inaudible à force de répétition et de défaitisme. Les individus non acquis à la cause ne le seront pas plus si l’on se contente de rappeler à chaque occasion que les femmes « sont toujours perdantes », quoi qu’il arrive.

Il risque également de décourager les femmes – et notamment celles qui ne se reconnaissent pas dans le féminisme. A force de se voir rappeler que notre genre nous condamne à la précarité économique, aux violences sexistes et sexuelles, à la discrimination au travail, au mépris de la société, à d’infinis obstacles quoi que l’on entreprenne, comment ne pas se décourager ? Comment ne pas avoir envie de laisser tomber avant même d’avoir essayé, comment ne pas se considérer comme une victime de fait, comment ne pas avoir peur, partout, tout le temps, comment ne pas se sentir illégitime lorsqu’on nous répète avec insistance que les femmes sont avant tout des proies ? Finalement, les discours féministes qui placent au cœur de leur schéma narratif la vulnérabilité sociale et économique des femmes, n’agiraient-ils pas aussi comme des prophéties auto-réalisatrices ?

Les femmes souffrent de l’absence de modèles alternatifs, de discours confiants, de représentations fortes, et tout simplement de regards positifs sur la féminité. On peut difficilement se sentir fière d’être une femme quand tout le monde, jusqu’à nos alliées, nous répète qu’il s’agit là d’une condition désolante. La construction de sa propre féminité doit être une chose positive, et non une poussée bancale dans la peur et l’anticipation du pire.

En tant que femme, je veux pouvoir assister à la destruction du patriarcat, mais je veux aussi que l’on me propose des modèles badass qui me tirent vers le haut. Je veux que l’on me dise, et me répète, que mon genre ne m’empêchera jamais de monter ma boite, d’avoir du succès, de voyager seule, de gagner de l’argent, de réaliser mes rêves (insérez ici la mention souhaitée) d’être en somme une personne capable, forte et indépendante qui n’a besoin de personne pour se réaliser. Modèles forts à l’appui. Tout ceci ne change(rait) rien au fait que les femmes en tant que groupe social sont, effectivement, précarisées, discriminées et en proie à des dangers que ne connaissent pas les hommes.

Il faut le dire et le rappeler.

Mais il faut aussi proposer, en parallèle, un modèle alternatif. Pour que les femmes aient le choix, et ne soient pas condamnées d’avance à cette vulnérabilité qu’on leur promet depuis leur plus jeune âge. Pour qu’elles ne se mettent pas des bâtons dans les roues en anticipant les discriminations avant même de les avoir rencontrées ; pour qu’elles ne se découragent pas ; pour qu’elles poursuivent leurs ambitions sans peur, quelles qu’elles soient. Pour qu’elles ne s’enferment pas prématurément dans un rôle de victime, alors qu’elles pourraient ne jamais en être une. Les femmes n’ont pas besoin qu’on leur répète qu’elles vivent dans un monde hostile : elles le savent, l’expérimentent de manière régulière.

Laissons-les être fières, fortes, vigoureuses. Laissons-les choisir ce dont elles ont peur. Ne leur imposons jamais nos propres limites.

Toutes les femmes ne sont pas condamnées d’avance à la pauvreté, aux violences sexuelles, à une carrière tronquée, à des obstacles infinis. Le fatalisme est le découragement des faibles.

Il est bon, aussi, de le rappeler.