Le fantasme

Le bruit de fond familier qui suit la mention des violences sexuelles subies par les femmes est comparable à un moustique agaçant qui bourdonne sans cesse. C’est comme si l’on enclenchait un disque qui joue automatiquement dès que la conversation dévie sur ce sujet. Dans 99% des cas, la réponse immédiate de l’interlocuteur est « fausse accusation », comme s’il s’agissait d’un réflexe pavlovien. Les hommes sont accusés d’être en danger à chaque coin de rue, la victime est soupçonnée de mentir, d’exagérer ou de vouloir briser la vie de son agresseur. C’est l’un des seuls crimes, si ce n’est le seul, où le poids de la culpabilité retombe presque toujours sur la victime. C’est une inversion de la culpabilité qui n’a pas plus de sens que de blâmer la victime d’une tentative de meurtre, d’un vol aggravé ou de tout autre crime.

Mais pourquoi cette inversion de la culpabilité ? Tout simplement parce qu’elle est l’un des fruits pourris de notre système patriarcal. Le viol n’est pas seulement un crime, c’est un outil de contrôle et de domination des femmes. Instiller l’idée que les fausses accusations de viol sont courantes participe d’une stratégie pour maintenir le statu quo, en perpétuant l’idée que les femmes qui portent plainte pour viol ne le font pas pour des raisons de justice sociale évidentes, mais pour se venger et haïr les hommes. C’est une manière habile de faire taire les victimes qui osent dénoncer la domination masculine et la violence qu’elle engendre, un moyen de contrôler la parole des femmes.

Pourtant, la réalité est que les violeurs sont souvent des hommes tout à fait « normaux » et bien intégrés socialement. Ils peuvent être nos voisins, collègues, amis, frères, maris. Le viol ne nécessite pas forcément un couteau tranchant, une musique effrayante de film d’horreur et une nuit de pleine lune pour être qualifié. Il peut très bien se produire dans notre propre lit, un samedi matin en apparence ordinaire, avec notre conjoint. Selon une enquête de l’INED réalisée en 2016, 85% des viols sont commis par une personne connue de la victime. Nous sommes souvent submergés par des mythes sur le viol qui nous empêchent de voir et de croire à la réalité crue de cette violence. Dans certains cas, le mécanisme psychologique de disqualifier la victime en la traitant de menteuse peut nous permettre de tenir à distance une réalité que nous ne voulons pas voir.

Selon les derniers chiffres, plus d’une femme sur dix a été victime d’un ou plusieurs viols au cours de sa vie. Cela fait beaucoup de femmes. Et, fatalement, beaucoup de violeurs.

Statistiquement, nous connaissons forcément des femmes qui ont subi un viol. Nous connaissons donc aussi des violeurs – même s’ils ne correspondent pas du tout à l’idée que nous nous en faisons.

 

Les chiffres

Les fausses accusations de viol peuvent exister, tout comme les fraudes à l’assurance, les fausses déclarations de vol, les fraudes à l’indemnisation pour les victimes d’attentats, et les fausses accusations de maltraitance, entre autres. Cependant, l’idée selon laquelle toutes les victimes de viol mentent est basée sur une logique patriarcale. Les vagues de fausses accusations sont un fantasme qui n’est pas basé sur la réalité.

Il existe peu d’études sur les fausses accusations de viol, mais les chiffres existants sont souvent imprécis et basés sur de petits échantillons. En France, aucune étude n’a été menée sur le sujet. Les chiffres des fausses accusations de viol tendent à être gonflés en partie à cause de définitions peu claires et de protocoles lacunaires. Par exemple, une plainte pour viol peut être qualifiée de « fausse » par un juge d’instruction simplement parce qu’il n’a pas suffisamment de preuves pour engager des poursuites ou parce que les déclarations de la victime sont incohérentes. Cependant, une plainte qui aboutit à un non-lieu ne signifie pas nécessairement qu’elle est infondée ou inventée de toutes pièces.

Selon une étude menée par le National Sexual Violence Resource Center en 2012, les fausses accusations de viol représentent 2 à 10 % des accusations. Cependant, ces chiffres sont souvent gonflés en raison de définitions peu claires et de protocoles lacunaires. Dans un livre intitulé « Sans consentement », Jon Krakauer rapporte les résultats d’une enquête menée dans la ville universitaire de Missoula, dans le Montana, où plusieurs plaintes pour viol et/ou agression sexuelle ont été classées sans suite malgré l’existence de preuves tangibles, notamment pour protéger des agresseurs membres de l’équipe de football américain locale. Deux autres études menées aux États-Unis font état d’un taux de 5,9 % et de 2,1 % de fausses accusations de viol.

Au Royaume-Uni, le Crown Prosecution Service estime qu’il y a un cas de poursuite judiciaire pour fausse accusation de viol pour 161 cas de poursuite pour viol. Une étude menée par le Home Office en 2005 estime que les fausses accusations de violences sexuelles représentent 4 % des cas. En Australie, une étude menée par les services de police de Victoria a estimé que sur 850 plaintes pour viol enregistrées, 2,1 % avaient été classées comme « fausses ».

 

Enfin, terminons par une étude de plus grande envergure qui estime entre 2% et 6% les fausses accusations de viol dans toute l’Europe.

 

TheEnlivenProject
Une infographie très parlante – The Enliven Project.

 

A noter qu’en l’absence de consensus sur ce qu’est une « fausse » accusation, il est difficile d’aboutir à des chiffres solides et précis. Dans certaines études, seules les plaintes qui s’avèrent fallacieuses (après enquête ou aveu de la plaignante) sont prises en compte. Dans d’autres études, en revanche, sont aussi prises en compte les affaires ayant résulté en un non-lieu faute d’éléments probatoires, mais aussi les plaintes ayant été retirées par les victimes présumées. Or, le fait qu’une plainte soit retirée ne signifie pas que les faits incriminés n’ont pas eu lieu. De nombreuses victimes retirent leur plainte parce qu’elles ont subi des pressions extérieures, ont été découragées par leurs proches ou parce qu’elles n’ont pas la force de se lancer dans une procédure judiciaire longue et difficile.

En consolidant ces chiffres, certes approximatifs, il faut donc retenir que 2 à 8% des accusations de viol reportées à la police seraient fausses.

Rapporté au nombre de viols effectivement commis (plus tous ceux qui n’ont jamais été dénoncés, car rappelons que plus d’un viol sur dix n’est pas reporté aux autorités judiciaires), c’est insignifiant.

La réalité

La réalité crue, celle que l’on préfère ignorer, c’est que les victimes n’ont aucun intérêt à porter plainte – même lorsque les faits ont bien été commis, c’est-à-dire dans l’immense majorité des cas. Et encore moins à porter de fausses accusations. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas porter plainte en cas de violences sexuelles : au contraire. Cela ne signifie pas non plus que les fausses accusations de viol n’existent pas.

Mais la réalité est la suivante :

1) Un procès pour viol est très long, coûteux et éreintant psychologiquement. Du dépôt de plainte à un éventuel procès, il se passe en général plusieurs années, pendant lesquelles il faudra raconter et donc revivre son histoire des dizaines de fois, devant des dizaines de personnes différentes. Des personnes qui souvent doutent de ce que vous avancez, vous poussent dans vos retranchements et manient votre traumatisme avec la délicatesse d’un conducteur poids lourd. Pour les victimes, c’est une double peine. Mais la majorité des plaignantes n’iront pas jusqu’aux Assises, puisqu’on estime que 60 à 80% des viols ayant donné lieu à des poursuites sont requalifiés en délit – et donc jugés en correctionnelle, où la procédure est certes plus rapide, mais les peines prononcées bien moindres. Au total, seuls 3 % des viols ayant donné lieu à un dépôt de plainte débouchent sur un procès en cour d’assises.

2) Comme nous l’avons dit plus haut, le viol est l’un des seuls crimes où la victime est blâmée pour ce qu’elle a subi. Dénoncer un viol n’a rien d’une virée à Disneyland : c’est un parcours du combattant, qui commence dès le dépôt de plainte. Soyez-en sûr.e.s : personne n’a envie de s’infliger une telle épreuve, ni de devenir riche et célèbre pour avoir « dénoncé un viol ». De toute façon, ça tombe bien – ça n’est jamais arrivé. Il suffit de lire les commentaires sous les articles relatant des affaires de viol, ou d’engager la discussion avec Tonton Jean-Claude (quoique on peut aussi s’épargner cette épreuve) : la victime est quasiment toujours soupçonnée de mentir ou de vouloir attirer l’attention sur elle, au contraire de l’agresseur que l’on tient ironiquement à « préserver ». Le soupçon jeté sur la victime de chercher la « célébrité » est pourtant un fantasme d’une mauvaise foi crasse. Dans la quasi-totalité des cas, point de célébrité, de pognon en masse ni de félicitations collectives pour la victime, mais plutôt des intimidations, des insultes, des menaces, et un traumatisme ravivé. Aux Etats-Unis, la professeure Christine Ford, qui a récemment accusé le juge Brett Kavanaugh de tentative de viol, a été obligée de déménager avec sa famille après avoir reçu de multiples menaces de mort. Elle a subi un harcèlement continu ; sa boite mail a été plusieurs fois piratée. Gageons que, si elle avait voulu devenir riche et célèbre, elle s’y serait prise autrement…

3) Statistiquement, la justice est du côté des agresseurs. Je ne fais pas du « féminisme victimaire » en affirmant cela, je me range simplement du côté des chiffres. En France, chaque année, 84 000 femmes et 14 000 hommes disent avoir été victimes de viol ou de tentative de viol dans les enquêtes de victimation. Pourtant, les cours d’assises ne prononcent qu’environ 1 500 condamnations par an pour viol. Le reste sera classé sans suite (le cas le plus fréquent) ou résultera dans une condamnation pour agression sexuelle. Et cela ne va pas en s’arrangeant. Ainsi, le nombre de condamnations pour viol par la justice française a chuté de quelque 40 % en dix ans, selon le service statistiques de la chancellerie. Cela serait dû en partie au « phénomène » de la correctionnalisation des viols – le fait de déqualifier un viol (donc un crime), en agression sexuelle (c’est-à-dire un délit), très utilisé par les juges d’instruction pour éviter l’engorgement des tribunaux. On a donc la preuve que le viol reste majoritairement impuni… lorsqu’il est dénoncé. Or, neuf fois sur dix, il ne l’est même pas.

Le manque de moyens est un problème évident, mais ce n’est pas le seul. Il y a aussi le fait que la Justice a été créée pour les hommes, par les hommes. Les femmes sont aujourd’hui majoritaires à l’ENM (l’Ecole nationale de la Magistrature, qui forme les futur.e.s magistrat.e.s) et c’est a priori une bonne nouvelle, mais n’oublions pas que les femmes elles aussi intériorisent le système patriarcal. De fait, la misogynie et les préjugés sexistes ne s’arrêtent pas comme par miracle à la porte des tribunaux.

On a tendance à imaginer une Justice éthérée, irréprochable, décorrélée des basses considérations et injustices de la vie réelle. Qui traiterait ses victimes avec respect et intégrité, punirait les agresseurs à la mesure de leurs actes, aurait toujours raison, ne ferait jamais d’erreur. N’oublions pas cependant que cette fameuse Justice n’est pas une entité désincarnée, mais l’incarnation d’une société, composée de femmes et d’hommes parfaitement faillibles, à un instant T.  Se reposer sur la « Justice » et attendre d’elle qu’elle répare toutes les injustices de la société est donc illusoire, puisqu’elle est la société.

En conclusion

Il n’y a donc pas, contrairement à une légende tenace, beaucoup de fausses accusations de viol. Il y a en revanche beaucoup trop de viols qui restent impunis, mais cet aspect est étrangement moins discuté.

Évoquer de manière systématique les « fausses accusations » quand une femme ose dénoncer un viol est donc non seulement faux d’un point de vue statistique, c’est aussi outrancier. Les faits sont là : les fausses accusations sont rares. Quant aux vrais violeurs, ils restent majoritairement impunis.

L’incurie du système judiciaire produit des conséquences désastreuses. Parce que les femmes n’ont pas les moyens de se faire entendre – et lorsqu’elles parlent, on finit toujours par le leur reprocher. En fin de compte, le manque de moyens, le sexisme institutionnalisé, la crainte d’une erreur judiciaire, l’absence de formation des magistrat.e.s et des policiers à la problématique des violences faites aux femmes imbibe une justice boiteuse qui peine à offrir réparation aux victimes.

Alors commençons déjà par nous occuper des centaines de milliers de victimes laissées sur le carreau chaque année. Écoutons-les. Croyons-les. Après, seulement, nous pourrons nous concentrer sur le (faible) pourcentage restant de fausses accusations.