« Alors la femme glissa dans la résignation. Et, pour éviter la blessure, dans la complicité. […] Le sort des femmes n’échappait pas à la règle qui perpétue les grandes oppressions de l’Histoire : sans le consentement de l’opprimé – individu, peuple, ou moitié de l’humanité – ces oppressions ne pourraient s’étendre, ou même durer. » Gisèle HALIMI, « La cause des femmes », 1973
L’asservissement volontaire (des femmes) est une notion peu discutée dans les cercles féministes. Parce qu’elle dérange. Parce qu’elle est peu intelligible. Parce qu’elle met à mal certaines théories.
Pourtant, l’acquiescement des femmes à leur propre servitude est une réalité. Bourdieu lui-même l’avait théorisé dans son livre « La domination masculine », en posant l’idée que les classes dominées ne peuvent l’être qu’avec leur accord tacite.
Ainsi, ce n’est pas parce qu’on est une femme que l’on est par essence féministe.
Ce n’est pas parce qu’on est une femme que l’on s’oppose nécessairement à la domination masculine.
Ce n’est pas parce qu’on est une femme que l’on perçoit la nocivité des stéréotypes de genre.
Ce n’est pas parce qu’on est une femme que l’on comprend ce qu’est le patriarcat.
Ce n’est pas parce qu’on est une femme que les inégalités de genre nous révoltent.
Ce n’est pas parce qu’on est femme que l’on est nécessairement candidate à sa propre émancipation.
Les femmes sexistes existent, et ont toujours existé. C’est avec leur support que le système dans lequel nous vivons a pu se maintenir aussi longtemps, et se maintiendra probablement de longues années encore. L’adhésion aux normes patriarcales peut ainsi se traduire de différentes manières, bien que la conséquence (la perpétuation de la domination masculine) reste toujours la même :
- Ce sont les femmes qui refusent de sortir avec des mecs qui ne correspondent pas aux critères de virilité communément admis, qui avouent en riant qu’elles « préfèrent les machos » et que ça ne les dérange pas « de s’occuper de leur homme » (lire : tout se taper à la maison). Qui rient ouvertement des hommes non « virils », parce qu’ils sont gays, portent des tee-shirts rose, font de la danse classique, pleurent facilement ou écrivent des poèmes. Ce sont les femmes qui refusent que l’on remette en question les normes de genre, même quand celles-ci les mutilent en silence.
- Ce sont les femmes qui défendent les agresseurs sexuels sous prétexte qu’ils seraient victimes de « misère sexuelle » ou bien tenaillés par d’inexorables pulsions. Et qui, ce faisant, balaient d’un revers de la main les souffrances de leurs victimes. « Il faut s’endurcir » ; « C’est pas bien grave » ; « Les hommes sont comme ça » ; « Peut-être aussi qu’elle l’a provoqué ». Ce sont les femmes qui adhèrent aux mythes sur le viol et aux croyances sur les impérieux besoins sexuels des hommes, et n’hésitent pas à les répandre.
- Ce sont les femmes qui, ayant intériorisé leur condition d’élément passif, s’enferment dans une posture de subordination auprès des hommes de leur entourage (faire le café au travail, s’empresser de débarrasser la table ou d’apporter les plats lors d’un repas de famille pendant que les hommes attablés se laissent servir, faire à manger tous les jours pour son mari, accepter que son conjoint pose des limites à sa liberté de circuler, faire le ménage et la lessive de son fils pourtant adulte, etc.).
- Ce sont les femmes qui font preuve de sexisme en discriminant d’autres femmes au travail, en riant aux blagues machistes, en perpétuant par leurs actes et/ou leurs paroles les stéréotypes de genre (« c’est vrai que nous les femmes, on est plus douces / on ne sait pas faire les créneaux / on accorde moins d’importance à la carrière / on a besoin d’être protégées… »), en jugeant négativement voire en insultant les autres femmes qui ne respectent pas les normes patriarcales.
- Ce sont les femmes qui éduquent leurs enfants dans le respect des normes de genre, la discipline, la joliesse, la douceur et la domesticité étant dévolues aux petites filles, le courage, l’énergie, la curiosité pour le monde extérieur et la vigueur allant aux petits garçons. Qui clament, haut et fort, « Touche pas à nos stéréotypes de genre » ! (slogan d’une affiche de la Manif pour Tous).
- Ce sont les femmes qui se replient, à la façon d’une fleur déjà fanée, dans cette petite case aux frontières soigneusement délimitées que la société leur a préparée en vertu de leur sexe. Qui obéissent aux règles prédéfinies. Faire attention à ne pas vouloir aller trop loin, privilégier un métier facile et peu prenant, vite se mettre en couple, avoir des enfants, s’accommoder de la charge mentale qui va avec, s’enfermer dans son rôle de femme conciliante, aimable et peu menaçante pour éviter la disgrâce qui consisterait à se retrouver en concurrence avec les hommes.
- Ce sont les femmes qui intériorisent des normes patriarcales qui leur sont pourtant défavorables et jugent leurs paires sur la base de ces mêmes normes (« elle est dégueulasse car elle ne s’épile pas ; elle ne se respecte pas car tous les mecs lui sont passés dessus ; elle cherche les ennuis puisqu’elle se balade en mini-jupe ; elle est égoïste car elle travaille trop / ne veut pas d’enfants / part en voyage sans son conjoint »).
- Ce sont ces 42% de votantes qui ont élu à la présidence des Etats-Unis un homme misogyne et agresseur sexuel, opposé à l’avortement et à la liberté des femmes à disposer de leur propre corps. Un homme censé représenter leurs intérêts qui avait pourtant prouvé, avant même son élection, sa volonté d’attenter à leurs droits.
- Ce sont les femmes qui se montrent réfractaires aux progrès sociaux et politiques en matière de droits des femmes, que ces progrès concernent le droit de vote, l’éducation, la possibilité d’exercer une profession sans l’accord de son mari, la légalisation de l’avortement, le congé parental, la parité en politique ou la répression des violences au sein du couple. Ce sont les femmes qui pensent – et ont toujours pensé, même lorsque l’égalité des sexes n’en était encore qu’à ses balbutiements – que les « féministes disent n’importe quoi et en font trop ».
Toutes les femmes ont subi, à des degrés plus ou moins importants, un conditionnement social et culturel. Le cas échéant, l’influence de l’éducation genrée joue aussi un rôle prépondérant. La part active que nous jouons dans la reproduction des schémas d’oppression est elle-même un réflexe tristement mécanique : il n’est donc pas question de condamner, mais plutôt de nommer pour mieux comprendre.
Le propos de cet article n’est pas de rejeter la faute sur les femmes, car le patriarcat est et restera le fait des hommes. De plus, toutes les femmes ne possèdent pas le libre-arbitre nécessaire (et les ressources intellectuelles et/ou matérielles qui l’accompagnent) pour pouvoir penser les oppressions qu’elles subissent, et décider en toute conscience de les refuser. Ce qui se joue est un difficile travail d’équilibriste, car toutes les femmes ne naissent pas avec les mêmes chances, le même capital économique et culturel, les mêmes opportunités de s’affranchir. De plus, parler de soumission « consentie » n’est pas tout à fait juste, puisque le consentement des femmes sexistes n’est pas libre et éclairé. Il est influencé par l’éducation qu’elles ont reçue, par la société et par le poids de l’histoire, précédé de contraintes sociales et/ou économiques, parfois extorqué par dol, menace ou violence. Le sexisme des femmes, lorsqu’il existe, est un sexisme intériorisé, non conscientisé.
D’autre part, il est beaucoup plus facile de s’opposer à une oppression individuelle (par exemple : être l’unique personne en charge des tâches ménagères dans son foyer) qu’à une oppression systémique (être moins payée que son collègue homme, à tâches et compétences égales, ou ne pas pouvoir accéder à certains postes). En outre, les manifestations les plus « graves » du système patriarcal (violences, agressions, harcèlement…) sont toujours subies : ici, la question du libre-arbitre ne se pose pas, elle est exclue du champ de la réflexion. Il existe certains champs auxquels la notion de soumission consentie ne peut pas s’appliquer, et cela démontre à quel point il s’agit d’un sujet complexe, délicat et difficile à manier. La violence, les agressions, la barbarie ne sont jamais consenties, jamais légitimes et jamais excusables. Il est important de le rappeler.
Cependant, la question que je me pose est la suivante : que se passerait-t-il si toutes les femmes refusaient d’être opprimées au niveau individuel ? N’a-t-on pas, après tout, la possibilité de choisir sa vie, son conjoint, ses amis ? Cette révolution de l’intime n’aurait-elle pas le pouvoir d’infuser, tel un lent poison, la sphère publique, et par extension tout ce qui peut nourrir les inégalités entre les femmes et les hommes (les représentations culturelles et sociales, les normes de genre, l’éducation des enfants…) ? Ne pourrait-elle pas opérer une sorte d’effet rebond, éclabousser de sa colère, de sa détermination, de sa résistance, les oppressions dont sont victimes les femmes au niveau systémique, et ainsi les délégitimer, voire les affaiblir durablement ? Personnellement, je crois à la puissance des révolutions individuelles, qui sont comme des canons chargés, prêts à cracher la poudre à tout moment et dont l’influence croisée a le pouvoir de faire craquer les fondations de notre système. C’est peut-être naïf. C’est peut-être d’un optimisme aveugle. Cependant, je pense qu’il est bon de ne pas toujours cantonner les femmes au rôle historique de la victime sans défense. Les femmes, en tant que groupe social, ont une responsabilité partagée avec les hommes dans la pérennisation du patriarcat. Comment en effet ignorer le travail de sape qu’opèrent – consciemment ou non – de nombreux femmes sur leur propre condition ?
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Le maintien des femmes dans un état de sujétion constant au cours de l’Histoire s’explique notamment par leur condition biologique. Du temps où la contraception et l’avortement légal et gratuit n’existaient pas, les grossesses successives étaient souvent utilisées (par les hommes) comme un outil d’asservissement. Une femme enceinte, puis une femme entourée d’enfants dont elle doit s’occuper est en effet dans un état particulier de vulnérabilité et d’aliénation. Asservies par le travail maternel et domestique, les femmes pouvaient difficilement s’affranchir de la domination masculine.
Aujourd’hui cependant, les femmes ont massivement accès à la contraception, à l’avortement, à l’éducation, au travail, à l’indépendance financière. Elles étudient, travaillent, voyagent, couchent avec qui elles veulent sans que la menace d’une grossesse non désirée ne pèse sans cesse au-dessus de leur tête, gagnent leur propre argent, choisissent librement leur partenaire, peuvent choisir de ne pas avoir d’enfant. Elles sont libérées de la tyrannie du corps, de l’emprise de la biologie la plus primaire sur leur existence. Elles n’ont plus besoin d’être protégées ni prises en charge financièrement. Les injonctions sociales, bien que toujours existantes, exercent sur leurs vies une puissance bien moindre. D’un point de vue purement théorique, elles sont aujourd’hui plus libres qu’elles ne l’ont jamais été.
Qu’est-ce qui justifie alors, de nos jours, la pérennisation d’un système patriarcal archaïque ? A quoi donc est due la soumission consentie de certaines femmes ?
Plusieurs raisons peuvent ici être soulevées :
- La peur, en premier lieu. Primaire. Instinctive. Ce n’est pas forcément une peur consciente, mais la personne opprimée sait au fond d’elle-même qu’en se rangeant du côté de l’oppresseur, du discours dominant, elle se protège de contingences qui pourraient lui être défavorables (= être a minima méprisée, rabaissée, déconsidérée, et a maxima courir le risque d’être exhortée au silence, battue, agressée, violée). La complicité avec l’oppresseur est un mécanisme de protection classique.
- L’intériorisation du système sexiste. C’est le même mécanisme psychologique qui se retrouve chez les individus membres d’une secte : endoctrinement (dans le cas qui nous intéresse, il commence dès la naissance et s’en trouve donc d’autant plus fort), contrôle de la pensée, pressions, et, dans certains cas, mise sous dépendance. Tout en effet concourt, dès notre naissance, à nous persuader que le primat du masculin sur le féminin est une donnée naturelle. Ce sont les représentations sociales et culturelles, les normes de genre, les codes sociaux, l’éducation genrée, la pop culture, les attitudes individuelles et collectives. Ces femmes ont intériorisé non pas nécessairement leur supposée infériorité, mais le fait qu’il existe des caractéristiques propres à chaque sexe, et donc un rôle prédéfini pour les femmes et les hommes. Exemple : les hommes sont naturellement plus violents et ont des besoins sexuels pulsionnels, les femmes ont une inclination naturelle pour le care et la sphère privée, etc. Si vous lisez ce blog, vous êtes probablement déjà sensibilisé-e au féminisme. Mais rappelez vous que cela n’a probablement pas toujours été le cas. Peut-être avez-vous déjà eu, avant de vous renseigner sur le sujet et de voir votre structure de pensée se modifier lentement, des pensées, des idées, des convictions sexistes. Peut-être pensiez-vous que certaines femmes victimes de viol l’ont bien cherché. Peut-être pensiez-vous que les hommes sont naturellement plus autoritaires, plus courageux, plus ambitieux que les femmes. Peut-être trouviez-vous normal le fait que les femmes soient en charge de la majorité des tâches ménagères. C’était, à l’époque, votre vérité. Votre réalité. Celle dans laquelle vous aviez grandi. Et puis, un jour, vous avez ouvert les yeux. Pour les femmes sexistes, en revanche, la prise de conscience n’a jamais eu lieu, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à elle et leur histoire.
- La volonté, consciente ou inconsciente, de se protéger du système patriarcal. Les femmes sexistes savent qu’en se montrant complices de ce système, elles assurent leurs arrières, et seront plus à même de recevoir des « récompenses » de la part des hommes. Cette récompense peut être le simple fait de ne pas être importunée par eux, ou bien simplement d’être considérée avec respect (ce qui ne va pas de soi, l’élément féminin étant socialement dévalorisé voire méprisé), mais elle peut aussi résider dans l’octroi d’une protection matérielle et financière. Les femmes étant discriminées sur le marché du travail et ayant généralement des salaires moindres, cette stratégie est on ne peut plus rationnelle.
- La frustration et la jalousie, sentiments malheureusement naturels. Certaines femmes ayant vécu des oppressions particulièrement difficiles peuvent transmettre, par résignation et frustration, la mécanique d’un système inégalitaire à leurs propres enfants. Parce qu’elles veulent que leurs propres filles expérimentent ce qu’elles-mêmes ont vécu, parce qu’elles refusent que d’autres femmes vivent plus facilement qu’elles-mêmes n’ont vécu, ou accèdent à des privilèges qui leur ont été refusés toute leur vie. Parce qu’il s’agit d’un « juste retour des choses ».
- Enfin, le sexisme des femmes peut également s’expliquer par leur refus de prendre conscience de la stigmatisation dont elles font l’objet. Là encore, il s’agit d’un mécanisme de protection classique et rationnel : on ferme les yeux pour ne pas voir une réalité qui nous dérange. Qui a envie de regarder en face sa propre infériorité sociale ? Qui a envie de se considérer comme une personne opprimée ? Par orgueil et confort mental, les copines du patriarcat préfèrent croire qu’elles vivent dans un monde égalitaire, ce qui leur permet ensuite de disqualifier le féminisme contemporain (« c’est devenu n’importe quoi ; elles exagèrent ; elles se victimisent ; il y a des luttes plus importantes »).
Un système d’oppression ne peut fonctionner qu’avec la participation active de ses membres – les oppresseurs, comme les opprimé-e-s. Pour utiliser une métaphore un peu simpliste, il faut être deux à pagayer pour faire avancer une lourde pirogue. Si seule une personne pagaie, la pirogue n’avancera pas – ou bien elle avancera péniblement de quelques centimètres à chaque fois, et n’arrivera probablement jamais à destination.
Les femmes peuvent aussi s’opposer aux progrès sociaux, même quand ces progrès les concernent directement. Les femmes peuvent être aussi sexistes, misogynes, réfractaires au progrès, réactionnaires que les hommes. Les femmes peuvent s’opposer à la légalisation de l’avortement, à la contraception, à la démocratisation de l’éducation sexuelle et à la sensibilisation aux stéréotypes de genre.
Il y eut des femmes pour s’opposer au droit de vote des… femmes (ce fut notamment le cas des « anti-suffragettes », ces femmes qui, à la fin du 19e et début du 20e siècles, s’opposèrent au mouvement des suffragettes en Grande-Bretagne). Il y en eut d’autres pour s’opposer à la légalisation de l’avortement. Il y a, aujourd’hui, des femmes qui pensent que leur « rôle » est de rester à la maison pour s’occuper des enfants. Qui promeuvent l’essence d’une féminité docile, impavide, raisonnable, servile. Qui jugent avec sévérité les autres femmes, celles qui veulent faire « comme les hommes ». Et il y en aura d’autres. Car c’est là toute la force, mais aussi la faiblesse du patriarcat : il ne peut perdurer qu’avec le consentement exprès de sa victime.
Je vais prendre un exemple. On s’insurge souvent du fait que les hommes d’un certain âge préfèrent sortir avec des femmes beaucoup plus jeunes qu’eux. On connaît toutes et tous cette antienne du couple de cinquantenaires qui vole en éclats un beau matin parce que le mec a décidé de se barrer pour les beaux yeux d’une jeune femme de vingt-cinq ans. C’est le patriarcat : les hommes, même vieux et moches, ont le « droit » – voire même le devoir, dans certains milieux – de se taper une femme qui a la moitié de leur âge. Par corollaire, les femmes, à partir d’un certain âge, sont considérées comme hors-jeu, abîmées, invisibles, inaptes à séduire, presque inutiles maintenant que la seule chose qui leur conférait une valeur sociale – la beauté – s’en est allée. Mais grâce à qui cet état de fait perdure-t-il ? Qui offre la possibilité à ces hommes de cinquante, soixante, soixante-dix ans de se barrer un matin pour aller rejoindre les bras d’une femme qui pourrait être leur fille, voire parfois leur petite-fille ? La réponse est simple : les femmes. Ces femmes en question.
Bien évidemment, les choses ne sont pas aussi simples ni aussi binaires qu’il n’y paraît : les femmes ne sont pas des créatures machiavéliques dont le passe-temps favori est de briser des mariages. Elles sont, et c’est là le nœud du problème, conditionnées socialement pour désirer des hommes plus vieux. Mais que se passe-t-il quand on remet en cause, quand on décide d’aller au-delà de ce conditionnement ? Quand on décide sciemment de ne pas participer à la perpétuation d’un système qui va à l’encontre des intérêts de son propre genre ? Les Anglophones disent : « it takes two to tango », expression que l’on pourrait traduire par « il faut être deux pour danser le tango ». De même, il faut être deux pour perpétuer un système basé sur l’oppression d’un sexe par un autre.
Si les femmes, ici encore au sens de groupe social, ne sortaient pas avec des mecs plus vieux de vingt-cinq, trente, quarante ans (comme les hommes ne sortent pas avec des femmes plus vieilles de vingt-cinq, trente, quarante ans), que se passerait-il ? Si les plus jeunes femmes décidaient que la vieillesse ne sied pas plus aux hommes qu’elle ne sied aux femmes, et se mettaient à ignorer la règle implicite qui veut que le compagnon d’une femme soit plus âgé qu’elle, que se passerait-il ? Si les misogynes, les brutes épaisses, les machos ineptes, les oisifs perpétuellement affalés dans le canapé, les petits princes qui exigent d’être servis toute leur vie durant se retrouvaient seuls, les femmes résolument éloignées d’eux comme d’une mauvaise odeur, que se passerait-il ? Si les « hommes puissants » (souvent misogynes, et souvent persuadés de leur bon droit) ne pouvaient plus compter sur l’appui sacrificiel d’une femme de l’ombre, qui repasse leurs chemises, soigne leurs enfants et tait leurs méfaits, que se passerait-il ? Si toutes les Melania Trump du monde se barraient sans rien laisser derrière elles, laissant leurs infâmes époux seuls, ridicules et désœuvrés, que se passerait-il ?
Si toutes les femmes témoins d’actes sexistes, oppressifs et malveillants se liguaient pour pointer du doigt, dénoncer, refuser, que se passerait-il ? Si aucune femme n’acceptait d’être humiliée, entretenue, soudoyée, que se passerait-il ? Si aucune femme n’acceptait de soutenir par le silence, l’explicite ou la complicité la perpétuation d’un système qui lui est défavorable, que se passerait-il ?
En se faisant les alliées des hommes sexistes, en acceptant de jouer la partition qui leur a été dévolue, les femmes permettent au patriarcat de continuer tranquillement sa course. Elles se font les complices d’un système qui a besoin du concours de ses victimes pour perdurer. Ainsi, par leur participation active et volontaire, les femmes entretiennent une mécanique qui pourtant les dessert et leur porte atteinte.
L’Histoire est faite de ces paradoxes étranges, de ces scories et invraisemblances qui dérangent. De même qu’il y eut des esclaves pour s’opposer à l’abolition de l’esclavage, il y eut et il y aura toujours des femmes pour contester l’existence même du féminisme et s’opposer à leur propre émancipation.
Si le patriarcat est le fait des hommes, les femmes ont un rôle à jouer dans sa perpétuation. Elles ne sont pas seulement des victimes : elles sont aussi, dans une certaine mesure, des complices. Pour qu’une dynamique s’installe entre deux groupes d’individus, quelle que soit la nature de cette dynamique, il faut la participation active de chacun des groupes. Les individus doivent se renvoyer la balle pour que la dynamique prenne son élan et gagne en force, sans risque de s’enrayer. La mécanique patriarcale fonctionne de cette façon.
Ainsi, les choses ne sont pas aussi simples ni aussi binaires qu’on le prétend : de la même manière que tous les hommes ne sont pas des oppresseurs, toutes les femmes ne sont pas des victimes dépourvues de libre-arbitre.