Annoncée en grande pompe cet été par le gouvernement et votée en octobre à l’Assemblée Nationale, la réforme du congé paternité – qui passerait de 14 jours à 28 jours, dont 7 obligatoires – représente une (maigre) évolution dans le paysage de l’égalité femmes-hommes. Certes, les pays nordiques continueront à se gausser de notre retard à l’allumage, eux dont les parents se partagent équitablement un congé de 480 jours (pour la Suède) et 32 semaines (pour le Danemark).
Néanmoins, cette mesure représentait un fragile espoir, celui d’une parentalité (un peu plus) équitable. Las ! Lundi 9 novembre, alors que le projet de loi était examiné au Sénat, plusieurs sénateurs et sénatrices (à qui je ne saurais que trop conseiller la lecture de mon article sur les “copines du patriarcat”) se sont attelé.e.s à détricoter cette mesure en déposant plusieurs amendements, dont un visant à supprimer les sept jours obligatoires. Les raisons invoquées ? Le doublement du congé paternité serait “compliqué à mettre en oeuvre dans certaines entreprises”, et risquerait de créer “une nouvelle forme de discrimination à l’embauche” pour les hommes. On passera sur le fait que le Sénat ne semble pas autant s’émouvoir de la discrimination à l’embauche qui est faite aux femmes en âge de procréer, mais passons – est-on vraiment étonné.es ?
« À titre personnel, je trouve ça bien que les pères prennent ce congé, mais il n’y aura aucun bénéfice si c’est imposé. Certains pères sont très disposés à donner du temps à leurs enfants qui viennent de naître, d’autres n’en ont pas envie », a également avancé la sénatrice Chantal Deseyne.
J’aimerais qu’on s’arrête un instant sur cette dernière phrase, qui ressemble plus à une blague Carambar qu’à un propos sérieux. Ecoutez-bien : certains pères sont disposés à s’occuper de leurs mômes, mais d’autres n’en ont pas envie. Pas envie. Comme si s’occuper de son enfant qui vient de naître n’était pas une obligation légale, mais une vague option, un truc à prendre ou à laisser selon l’humeur du moment (“tu veux un bonbon ?” “non, là j’ai pas envie”).
Comme si on pouvait faire des enfants sans vraiment en éprouver le désir, en pensant que de toute façon, on s’en fout, c’est bobonne qui s’en occupera. Quelle société accepte encore de tenir un tel discours ? Quelle société peut encore croire que la naissance d’un enfant n’est pas une épreuve face à laquelle les deux parents doivent se montrer unis, mais un événement qui concerne uniquement la mère ?
Vous imaginez, si les mères pouvaient s’occuper de leurs enfants de manière facultative ? Comment réagirait-on si un sénateur ou une sénatrice nous expliquaient que, bon, certaines mères sont tout à fait disposées à s’occuper de leur nouveau-né, mais d’autres préfèrent aller faire un tennis ou partir en déplacement professionnel en Australie parce que changer des couches, on va pas se mentir, c’est pas non plus passionnant ?
Les pères optionnels
En réalité, tout est contenu dans cette seule phrase, tristement révélatrice du niveau (abyssal) de notre pays en matière d’égalité femmes-hommes. En 2020, les mères sont toujours le parent principal, celles qu’on suppose naturellement douées pour s’occuper d’un enfant, comme s’il ne s’agissait pas là d’une compétence qui s’acquiert avec l’expérience. Les mères sont toujours celles sur qui on fait peser le fardeau de la parentalité, comme si les personnes avec qui elles avaient fait ces enfants n’étaient rien d’autre que de vagues figurants, des acteurs à qui on concède le droit de tourner une petite scène de temps à autre, mais pas plus hein, y a bientôt le match de foot qui commence.
Pendant que les mères surinvestissent par obligation sociale le champ de la parentalité, scrutées par des milliers d’yeux inquisiteurs, les pères ont toute latitude pour ne pas se montrer à la hauteur de la tâche qui leur incombe. La naissance d’un enfant persiste à ne pas bouleverser leur quotidien, et pour cause : la société fait tout pour les décharger de leur responsabilité.
Il est assez savoureux de constater que, pour une certaine frange conservatrice, les enfants ont nécessairement besoin d’avoir un papa et une maman, mais que papa a quand même le droit de ne pas s’occuper d’eux s’il n’en a pas envie (vous la voyez, la bonne grosse contradiction ?). Mais enfin ! Les couches, le bain, les petits pots, les réveils nocturnes, c’est un truc de bonne femme. Les pères, eux, n’ont d’utilité que lorsqu’ils font tourner la grosse machine capitaliste. Papa au travail qui gagne des sousous, maman à la maison qui fait la popote : on en est restés là, dans ce schéma qui fleure bon les années 50, le Lexomil et la frustration.
On rappellera qu’aucune société ne peut fonctionner sainement lorsqu’elle organise l’oppression de la moitié de ses membres, et qu’elle prive ses enfants de la présence (réelle, et pas juste figurative) de leur père. L’implication des pères n’a pas seulement un effet bénéfique sur le développement des enfants (faut-il vraiment rappeler cette évidence ?), elle permet aussi d’aboutir à une véritable égalité entre les genres. Lorsque les pères ne prennent pas leur part, en effet, c’est la carrière des femmes qui trinque, avec toutes les conséquences sociales et économiques que cela implique (dépendance économique, précarité en cas de divorce, retraites tronquées…).
On rappellera également qu’on ne peut pas s’inquiéter de la discrimination à l’embauche des pères sans s’inquiéter dans le même temps de la discrimination des mères, sauf à admettre que les femmes sont juste bonnes à faire des bébés et à rester sagement à la maison.
Ce qui est peut-être, au fond, le message que le Sénat a voulu faire passer…