Quand une femme annonce sa grossesse, les réactions sont en général unanimes : joie, enthousiasme, grands sourires et félicitations d’usage. On suppose que cette grossesse a été désirée, que la future mère est forcément extatique et que cette annonce marque le début d’une nouvelle étape jalonnée de pétales de roses, de douce allégresse et de gazouillis d’enfant. Ne dit-on pas que l’on attend « un heureux évènement » ?

C’est cette représentation sociale de la grossesse comme aboutissement ultime d’une vie de femme qui est utilisée dans les publicités pour tests de grossesse, comme si un résultat positif était nécessairement une bonne nouvelle.

Le scénario est peu ou prou toujours le même : une femme pleure des larmes de joie en regardant le bâtonnet sur lequel elle vient de faire pipi, avant de s’en aller annoncer la nouvelle à son partenaire et/ou à une amie. Images pastel d’un indicible bonheur, parfois accompagnées d’une voix off résolument niaise vantant la fiabilité dudit test. Yeux mouillés, grandes effusions, tout ce petit monde ronronne de bonheur et s’étreint allègrement.

Une question se pose alors : que fait-on de toutes celles qui ne veulent justement pas tomber enceintes, et qui sont tout autant susceptibles d’utiliser des tests de grossesse ? Ne pourrait-on pas proposer une représentation plus neutre, plus contrastée, moins stéréotypée de la réalité ?

En effet, les choses sont beaucoup plus nuancées que ce que laisse croire l’expression « attendre un heureux évènement » : si l’on se place dans une perspective globale, 25% des grossesses dans le monde se terminent par un avortement. Preuve évidente qu’une grossesse peut être, aussi, un malheureux événement.

En France, le taux de grossesses non désirées serait de 15 à 20% (INED, 2008). Une grossesse sur cinq environ aboutirait à une IVG (INED, 2010).

De façon intéressante, une étude américaine publiée en 2018 dévoile que 67% des répondantes âgées de 18 à 44 ans ont ressenti de l’angoisse et/ou de la panique dans les moments où elles pensaient être enceintes. En moyenne, les femmes ayant répondu à l’enquête ont passé 2 ans de leur vie à essayer de tomber enceinte, contre presque 13 ans à tenter d’éviter une grossesse.

Si aucune statistique n’existe à ma connaissance sur l’utilisation des tests de grossesse, il est évident que toutes les femmes qui y ont recours ne souhaitent pas avoir un enfant – on peut faire des tests de grossesse de manière régulière pour se rassurer, ou après un rapport à risque pour s’assurer que l’on n’est pas enceinte. Combien de femmes ont-elles poussé un soupir de soulagement, voire crié de joie après avoir constaté que le résultat de leur test de grossesse était négatif ? (beaucoup, si vous voulez mon avis).

Dès lors, pourquoi présenter la découverte d’une grossesse comme un évènement nécessairement heureux, prélude à une vie nouvelle faite de bonheur et d’épanouissement ?

 

Tu enfanteras, ma fille

Au-delà des raisons marketing évidentes (imaginerait-on une publicité dans laquelle une femme éclate en sanglots puis se roule par terre après avoir lu le résultat de son test de grossesse ?) et du caractère particulièrement conservateur du milieu de la pub, on est en droit de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la maternité continue à être présentée comme l’apothéose de toute destinée féminine.

Sexisme ou simple paresse intellectuelle ? Toujours est-il que ces images sans cesse démultipliées d’attente fébrile et d’embrassades joyeuses contribuent à renforcer des stéréotypes de genre ayant largement dépassé la date de péremption. Ainsi, toutes les femmes sans exception souhaiteraient devenir mères, à n’importe quel moment de leur vie. L’essence de la féminité, le point culminant de toute existence féminine résiderait dans la maternité et nulle part ailleurs, comme si le bonheur, l’épanouissement, la satisfaction ne pouvaient être atteintes que par la procréation. Chaque femme attendrait le moment où elle tomberait enceinte comme le Messie, son ventre arrondi devenant soudain le nouvel épicentre de son existence, son ultime raison d’être. Pas de place dans nos représentations sociales pour les déviantes qui ne veulent pas d’enfants, ni même celles qui en veulent, mais pas maintenant. Une grossesse est un heureux évènement (surtout pour les non-concerné-e-s), point à la ligne !

Ce qui est étrange, c’est que loin de la puissance institutionnelle des médias et de la publicité, les femmes elles-mêmes contribuent à légitimer le cliché de la grossesse-bonne nouvelle. Ainsi, il suffit de se balader sur Internet et d’aller lire les réponses aux messages postés sur les forums par des femmes soupçonnant d’être enceintes : « tu as tous les symptômes d’une grossesse, félicitations ! » ; « tout ce que tu décris me fait penser à ma première grossesse. Je te souhaite beaucoup de bonheur ! » ; « Bravo ! », « On dirait bien que tu attends un heureux évènement »

L’enthousiasme est toujours de mise, comme si l’auteure du message initial était forcément enchantée par la perspective d’être enceinte – or, souvent, rien dans ses propos ne le laisse présager. Comme s’il était tout à fait inenvisageable qu’une grossesse puisse être, non pas une heureuse nouvelle, mais bien un coup de massue dans la gueule suivie d’une forte envie de ressortir ses aiguilles à tricoter.

De même, les articles sur Internet qui répertorient les signes de grossesse adoptent souvent un ton exalté et complice, comme si l’intégralité des femmes qui les consultaient voulaient nécessairement tomber enceinte (visiblement, les grossesses non désirées n’existent pas dans leur monde). « Vous rêvez d’un enfant et vous écoutez les moindres signes de votre corps. Quels sont les premiers signes de la grossesse ? » (Doctissimo), « Cela fait des mois que vous essayez de faire un bébé et cette fois, vous pensez que ça y est, une grossesse est en route. Mais quels sont donc ces symptômes annonciateurs de grossesse ? » (Auféminin.com), « Vous souhaitez avoir un enfant et cela fait plusieurs mois que vous essayez de concevoir avec votre partenaire, soudainement vous avez des doutes et vous vous sentez différente, est-ce votre désir profond de tomber enceinte ou l’êtes-vous vraiment ? Pour le savoir c’est plutôt simple, il existe des signes qui ne trompent pas. » (My-pharma)…

C’est que l’assignation des femmes à la maternité est toujours prégnante, même en 2018, même après plusieurs révolutions féministes. Une femme sans enfant est encore considérée comme une femme incomplète, lacunaire, inachevée. Par son refus de se consacrer à quelqu’un d’autre qu’elle-même, par l’indépendance dont elle bénéficie du fait de son absence d’attaches familiales, elle trahit en quelque sorte sa condition. Libre, dépossédée des contraintes inhérentes à la parentalité, elle constitue une menace pour le patriarcat. On a déjà vu que la glorification de la maternité était une forme de contrôle social visant à entériner l’assignation des femmes à la sphère domestique. Mais au-delà des stéréotypes sexistes, l’idéologie chrétienne qui imprègne encore fortement notre société nous enjoint à considérer la « vie » comme un cadeau, tout inattendu et indésirable qu’il fût.

 

Refus et regrets

Sauf que. Toutes les femmes ne veulent pas d’enfants – certaines n’en veulent pas du tout, d’autres n’en veulent pas à l’instant T. De fait, si une grossesse est une excellente nouvelle lorsqu’elle est désirée, elle peut aussi être une catastrophe, une source de malheur et de désespoir profond. Ne pas vouloir d’enfant ? Le sujet est encore éminemment tabou. Pourtant, les voix « dissidentes » sont bien plus nombreuses qu’on ne le croit – il suffit d’aller les chercher. Par exemple, les recherches « je ne veux pas d’enfant » et « je regrette d’avoir eu des enfants » donnent respectivement 93 400 000 et 13 800 000 résultats dans le moteur de recherche Google. Les recherches associées sont tout aussi éloquentes : « je regrette d’être enceinte », « je regrette d’être mère », « regret d’être parent ». Cachés dans les limbes d’Internet, des milliers de témoignages affleurent timidement pour dire le regret d’être enceinte ou d’avoir eu des enfants, la difficulté à être mère, les désillusions face à l’ampleur de la tâche, le manque d’intérêt trouvé à la maternité, le bonheur qui ne vient pas et la nostalgie de la vie d’avant.

Il va falloir s’y faire : parmi les millennials, de plus en plus de femmes (mais aussi d’hommes) remettent en cause l’injonction à la parentalité, censée parachever toute vie d’adulte qui se respecte. Si la parole des « sans enfants volontaires » (childfree en anglais) est globalement ignorée par les grands médias, elle résonne de plus en plus dans les canaux « souterrains » que forment les forums, les blogs et les groupes Facebook.
Les phrases : « je ne veux pas d’enfants » ou (version un peu plus trash) « si je tombais enceinte, j’avorterais » passent toujours très mal à la machine à café, et même dans l’alcôve feutrée des conversations entre proches. Entouré-e-s que nous sommes d’injonctions à la natalité, de mythes sur la maternité comme accomplissement, de faire-part de naissance aux couleurs pastel et de pubs Clearblue où des femmes annoncent leur grossesse des trémolos dans la voix, nous pouvons avoir l’impression de déranger.

Pourtant, il est temps que la parole se libère sur le sujet. Celles qui regrettent d’être mères doivent pouvoir le dire, tout comme celles qui n’ont jamais voulu l’être, celles qui voient dans la grossesse un cauchemar de chair et de sang, et dans l’enfant une contrainte plutôt qu’un enchantement. La honte, que ce soit celle du regret, de la mélancolie, de l’avortement ou du non-désir n’a plus lieu d’exister.