On assiste, depuis plusieurs années, à la dénonciation par de nombreuses femmes des violences morales et physiques qu’elles ont subi lors de banals examens gynécologiques.
Le 29 juin dernier, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) a rendu public un rapport intitulé « Actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical ». Le caractère édifiant des cas de maltraitance qui y sont décrits (et dont la prévalence écarte toute tentative de justification selon laquelle il s’agirait d’évènements isolés) nous invite à nous poser la question suivante : comment la gynécologie est-elle devenue un outil d’asservissement des femmes ? Et d’ailleurs, ne l’a-t-elle pas toujours été ?
Au-delà du cas particulier des violences gynécologiques, il est en effet difficile de ne pas voir dans l’existence de certains actes prétendument médicaux une volonté collective de maintenir les femmes sous contrôle. Et en particulier les plus jeunes, qui sont pourtant, de manière tout à fait paradoxale, les moins « à risque ».
Hommes libres, femmes encagées
Si les hommes peuvent souffrir de mycoses, de MST, de problèmes de prostate, de testicules, de fertilité, d’érection, etc., et s’ils peuvent être porteurs du virus HPV (associé au développement de cancers, notamment du pénis et de l’anus), aucune norme sociale ne les contraint pourtant à consulter régulièrement un-e spécialiste pour s’assurer de leur bonne santé sexuelle.
Or, les codes de la masculinité incitent les hommes à avoir une sexualité active, avec des partenaires multiples, et à prendre des risques (ne pas se protéger lors des rapports sexuels, par exemple). Il serait donc plus logique que cette obsession du contrôle sexuel soit en premier lieu dirigée vers les hommes, plus prompts à prendre des risques qui pourraient mettre en danger leur santé sexuelle – et celle de leurs partenaires.
Cependant, c’est une toute autre logique qui s’applique. Ainsi, en dépit des risques accrus auxquels les expose leur sexualité, les hommes sont bel et bien exemptés du contrôle et de la domestication des corps que la médecine a réservé aux femmes. Cet état de fait trouve son origine dans la doctrine patriarcale, en vertu de laquelle le corps des hommes n’appartient qu’à eux-mêmes tandis que le corps des femmes est un bien public qu’il est nécessaire de surveiller (elles pourraient prendre un peu trop de liberté) et de contrôler (il est important de s’assurer qu’elles restent à la place qui leur a été assignée).
Au-delà de la volonté de « dompter » le corps féminin, on retrouve dans l’importance accordée par notre société au suivi de la santé sexuelle des femmes le mythe séculaire selon lequel le vagin serait une cavité mystérieuse, viciée, incapable de se défendre seule contre les affections extérieures. Cette représentation culturelle s’oppose à celle, tout aussi prégnante, d’un organe masculin qui incarnerait quant à lui la perfection. L’opposition séculaire entre une féminité lacunaire, entachée d’un vice, et une masculinité propre et souveraine trouve donc ici son point d’orgue.
L’appropriation institutionnalisée du corps des femmes
La gynécologie est donc devenue un vecteur de domination des femmes, qui trouve sa raison d’être dans une volonté collective de contrôler le corps féminin. Cette volonté se manifeste ainsi par divers moyens (la liste est non exhaustive) :
• Le fait de suivre avec une régularité de métronome la santé sexuelle des femmes, tout en dispensant les hommes d’un tel suivi. Pourtant, eux aussi courent des risques dans leur vie sexuelle ; eux aussi peuvent, en conséquence, contracter des maladies.
• Le fait d’amener de très jeunes femmes voir un.e gynécologue, dès que celles-ci ont leurs premières règles ou leurs premiers rapports sexuels. Cette sorte de « rite de passage » moderne, s’il est bien ancré dans notre culture, ne se justifie en rien. Une jeune fille n’est pas malade parce qu’elle a ses règles (au contraire !) et n’a aucunement besoin d’être auscultée ou de subir un examen invasif dès ses premiers saignements. De même, il n’y a aucune nécessité pour une jeune femme qui a ses premiers rapports sexuels de consulter un.e gynéco, sauf problème particulier. Pour le reste, les médecins généralistes et les sages-femmes sont parfaitement habilité-e-s à prescrire une contraception.
• Le fait de contraindre les femmes à se rendre chez leur gynécologue ou leur médecin tous les six mois pour un renouvellement de prescription de pilule contraceptive. Ces consultations à répétition sont inutiles car dans la majorité des cas, le ou la praticien.ne se contente de prendre la tension de la patiente et de lui poser deux ou trois questions sur la façon dont elle gère sa contraception. Insuffisant pour détecter de potentielles anomalies – mais bel et bien chronophage, coûteux et infantilisant pour la patiente.
• Le fait de faire subir, de manière presque systématique, des examens gynécologiques inutiles à des femmes qui n’en ont pas besoin (parce qu’elles ont moins de 25 ans, parce qu’elles sont vierges…) et/ou qui n’y ont pas consenti.
La puissance institutionnelle du contrôle des corps féminins a un sens politique. On considère en réalité que, dès qu’une femme est pubère et/ou a une vie sexuelle, son corps ne lui appartient plus. Il devient en quelque sorte une propriété collective, un bien public, une possession d’Etat. C’est à cet instant que le contrôle social et médical du corps féminin se met en branle, non pas tant dans un souci de santé publique que dans une volonté générale de resserrer l’emprise sur le corps des femmes.
Considéré dans l’inconscient collectif comme sali – mais aussi disponible pour le tout-venant – maintenant qu’il a été « défloré », le corps de la femme sexuellement active doit désormais être inspecté, contrôlé, supervisé de manière régulière. Elle a en effet perdu la perfection que représentait sa virginité : les examens gynécologiques à répétition qu’elle devra subir à partir de cet instant feront en quelque sorte office de châtiment, de mesure de rétribution, pour la punir de s’être aventurée sur un terrain – le sexe – qui ne lui appartient pas.
Les normes patriarcales et les dogmes religieux ont ainsi contribué à façonner l’idée d’un corps féminin pathologique par défaut. Comme si le fait pour les femmes d’avoir une sexualité, ou simplement d’être en âge d’en avoir une, représentait un danger qui justifiait l’appropriation collective de leurs corps.
La gynécologie est une spécialité qui a donc organisé et structuré la disponibilité du corps des femmes. Le rite de passage de la première consultation gynécologique (première d’une longue série) a vocation à entériner le corps de la femme comme propriété de la société, et à la préparer à une longue existence faite de contrôle et d’objectification.
Cette obsession française pour « le gynéco » pourrait être vue comme une particularité sociétale un peu absurde mais sans grandes conséquences, si tant de femmes n’avaient pas témoigné des violences morales et physiques qu’elles ont subies lors de banales consultations.
Réflexions sur le poids et/ou le physique de la patiente, sur ses mœurs, sur sa sexualité, sur ses choix de vie, questions intrusives, injonctions à la maternité, actes non consentis et non expliqués (touchers vaginaux, palpations des seins…), commentaires graveleux, nudité imposée même lorsqu’elle ne se justifie pas, absence générale d’écoute et d’empathie… ces visites sont aussi l’occasion de juger et d’infantiliser les femmes, ce qui constitue la base même d’une société patriarcale. Le fait que la majorité des gynécologues soient elles-mêmes des femmes ne change rien à la donne, le sexisme (et les abus divers qu’il permet) n’étant en aucun cas une prérogative masculine.
Dans les cas de violences rapportés par les patientes sur des pages telles que Paye ton Gynéco ou Je n’ai pas consenti, la patiente est objectifiée, considérée comme un morceau de viande que l’on peut palper, retourner, toucher à sa guise. Elle est dépossédée de son corps, parce que son corps ne lui appartient pas. Le fait qu’elle possède un droit à consentir, une sensibilité à la douleur, une subjectivité en tant qu’être humain est annihilé par son statut de femme. Cette situation est rendue possible par le fait que la relation entre praticien.ne et patient.e est initialement entachée d’un lien de subordination implicite. Cette hiérarchie, inhérente à toute relation entre soignant-e et soigné-e, se double dans le cas de la gynécologie d’un sexisme et d’un paternalisme institutionnalisés. La raison en est simple : le féminin ayant toujours été dévalué, là où il y a des femmes, il y a inévitablement du sexisme.
Pour se rendre compte de la misogynie qui imprègne la gynécologie en particulier, il suffit de procéder à une hypothétique inversion des rôles. Verrait-on ainsi un andrologue enfoncer des doigts dans l’anus de son patient (homme) sans le prévenir ? Lui poser des questions intrusives sur son désir de paternité, sa vie sexuelle, le nombre de ses partenaires ? Lui palper les couilles sans son consentement ? L’enjoindre à perdre sa petite bedaine, ou au contraire le complimenter sur son torse vigoureux ? Cela paraît inconcevable.
Recommandations
A toutes fins utiles, rappelons quelques faits importants :
• Selon les recommandations officielles, le frottis n’est nécessaire qu’à partir de 25 ans (puis une fois tous les trois ans). Le médecin Martin Winkler parle quant à lui de huit ans après le premier rapport, les lésions potentiellement pathologiques n’apparaissant que plusieurs années après et les anomalies d’avant étant « transitoires ». En l’absence de pathologie ou de symptômes particuliers, rien ne justifie donc une visite chez un.e gynécologue avant 25 ans. Ainsi que me l’avait expliqué une médecin dans un centre de prévention, cette recommandation se base sur l’hypothèse d’une femme ayant commencé sa vie sexuelle aux alentours de 17 ans, ce qui correspond à l’âge moyen du premier rapport sexuel en France. Ce qui signifie qu’il faut l’adapter à son propre cas. Toutes les femmes n’ont en effet pas la même expérience de la sexualité, ni la même santé gynécologique – elles ne constituent pas, de toute évidence, un bloc monolithique. Ainsi, il paraît évident qu’une femme qui a commencé sa vie sexuelle à 24 ans ou qui est encore vierge à 25 ans n’a pas besoin de subir un examen gynécologique.
• Aucune adolescente, aucune jeune fille n’a besoin de consulter un-e gynécologue en l’absence de problème particulier (avoir des rapports sexuels n’étant pas un problème particulier). Il est temps de mettre un coup de pied à cette idée bien ancrée selon laquelle il faut traîner les jeunes femmes pubères chez un-e gynéco pour les faire examiner. Ce rite culturel n’est rien d’autre que cela – un rite. Il ne possède aucun intérêt ni aucune utilité, en plus d’être potentiellement traumatisant.
• Les touchers vaginaux et palpations des seins sur des femmes vierges et/ou au début de leur début sexuelle sont inutiles.
• Un examen gynécologique ne peut jamais être imposé. En outre, il n’est pas nécessaire pour une simple prescription de pilule.
• Il n’est pas nécessaire de se mettre entièrement nue pour un examen gynécologique.
• Les médecins généralistes et les sages-femmes sont tout aussi aptes que les gynécologues à pratiquer des frottis de routine et à prescrire la pilule contraceptive.
• Enfin, la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé dispose que « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». Le/la médecin ne doit jamais outrepasser le consentement de son ou sa patient-e, dans quelque situation que ce soit.
Conclusion : le suivi gynécologique comme vecteur de subordination
Le fait d’asservir les femmes à un contrôle régulier de leur corps, mais aussi de leurs mœurs, de leur sexualité, de leur poids, de leur désir ou non désir de maternité, fait partie intégrante de la culture patriarcale dans laquelle nous vivons. Cette aliénation institutionnalisée est un héritage du temps où les femmes étaient d’éternelles mineures, en tout temps assujetties au pouvoir masculin (celui du père, du frère, du fils ou du mari). S’il ne s’assume pas comme tel, l’examen gynécologique vise non pas seulement à s’assurer de de la bonne santé sexuelle des femmes – ce serait un moindre mal ! – mais aussi à perpétuer ce contrôle séculaire de leur corps et de leurs choix.
La solution ne réside pas dans un boycott généralisé de la médecine et en particulier du suivi gynécologique. Celui-ci demeure nécessaire, dans les conditions détaillées plus haut : il n’est pas question pour les femmes de s’en passer parce que certain-e-s soignant-e-s ne respectent pas l’éthique de leur profession.
Il convient avant tout de se renseigner, de s’informer, d’apprendre à connaître son corps et ses besoins, car le savoir est une arme. Sachez ce que le ou la praticien.ne a le droit de faire ou non, et sachez poser vos propres limites. Votre consentement a une importance. Votre corps n’appartient qu’à vous.
L’appropriation collective et la pathologisation du corps des femmes, ces reliquats putrides du patriarcat, doivent cesser.