L’autre jour, j’écoutais un podcast sur les relations entre les femmes et les hommes (pourquoi je fais ça ? je ne sais pas). Je ne me rappelle plus le sujet – c’est dire à quel point il était intéressant, ce podcast – mais je me rappelle en revanche avoir soupiré quand l’une des animatrices a dévoilé qu’elle n’aimait pas les « canards » et qu’il lui fallait « un homme qui lui résiste un minimum ».

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Agacement : une allégorie

Les canards ? Non, point de sympathique palmipède ici : en langage familier, le mot « canard » désigne de manière péjorative un homme romantique et sentimental. C’est aussi plus ou moins une insulte, que l’on réserve aux hommes qui ont l’outrecuidance de se montrer respectueux et attentionnés envers leur partenaire. Parce que traiter les gens qu’on aime comme de la merde, c’est tellement plus viril. Un signe de masculinité forte et conquérante, au même titre qu’une imposante paire de couilles.

Le canard de 2018 représente en réalité l’antithèse de la masculinité toxique, c’est-à-dire un homme suffisamment bien dans sa peau pour envisager les relations amoureuses autrement qu’au travers du prisme de la domination. Un homme qui accorde de l’importance à son couple et veut faire plaisir à sa copine, parce que ce sont des choses qui arrivent, parfois. Et un juste retour des choses aussi, puisque l’on attend la même chose des femmes en couple depuis environ un millénaire. Mais le canard a mauvaise presse, particulièrement chez les 15-25 ans (semble-t-il). Et pour cause : il n’est pas viril.

Les critères de la virilité contemporaine (n’oublions pas qu’elle change de visage selon les époques) englobent notamment la force, l’autorité, la détermination, le courage, la tendance à la domination, la confiance en soi. Y a-t-il la place, dans cette liste certes non exhaustive, pour des dîners aux chandelles, des lettres d’amour et des croissants chauds le dimanche matin ? Apparemment non. (On me souffle dans l’oreillette que faire livrer des fleurs au bureau de sa copine ne marche pas non plus).

En réalité, le spectre de la virilité étant particulièrement étroit, tous les comportements qui semblent s’en éloigner sont considérés comme une preuve de faiblesse, un manquement aux règles tacites qui régissent la masculinité. D’autant que le romantisme (acheter des fleurs, organiser un dîner, envoyer des SMS d’amour, se préoccuper des sentiments de son/sa partenaire…) est censé appartenir, sans dérogation possible, au répertoire féminin. Les hommes ne sont pas éduqués à s’adonner librement à ce type de comportements, pas plus qu’ils ne sont « socialisés à l’amour », contrairement aux femmes. Le refoulement des émotions, l’indifférence, la nonchalance, voire le cynisme sont en revanche encouragés, et ce dès le plus jeune âge. « Ne pleure pas comme une fillette », « Sois fort comme un homme », « Arrête de faire ton trouillard », « Montre-leur qui est le plus courageux » : les injonctions au désengagement émotionnel fleurissent très tôt, dans le but de faire des petits garçons de futurs hommes – des vrais. Les codes du genre sont très vite intériorisés, et toute déviance ne manque jamais d’être pointée du doigt.

Plus tard, les hommes qui se rendent « coupables » d’emprunts au monde féminin sont donc ostracisés, punis par leurs pairs pour avoir trahi leur genre. Si le romantisme a un sexe, il n’est certainement pas masculin.

 

Du côté des femmes

On répète aux femmes, depuis leur plus jeune âge, qu’un homme qui leur fait du mal est un homme qui exprime son amour pour elles. Cela commence dans la cour de récré, quand les petits garçons tirent les cheveux ou soulèvent les jupes des petites filles (« ils cherchent simplement à attirer ton attention, ma chérie ») et cela se poursuit à l’âge adulte, quand la jalousie maladive et la volonté du contrôle du compagnon sont justifiées par « la puissance de ses sentiments ».

On leur apprend à désirer les expressions les plus toxiques de la masculinité (l’autorité, la jalousie, la possessivité…), à rechercher chez les hommes une altérité poussée à son comble, une virilité stéréotypée qui s’oppose à ce qu’est censée être la féminité. On leur apprend à chercher non pas un partenaire égal mais quelqu’un qui devra les « protéger », leur « tenir tête », leur montrer le droit chemin. Parce qu’elles sont des femmes, et donc des êtres faibles.

On leur apprend à voir dans des comportements abusifs des preuves d’amour, ou bien des symptômes d’une fragilité existentielle qu’elles seront les seules à pouvoir réparer.
On leur apprend à trouver l’inégalité sexy et désirable. Et ça marche : le système patriarcal parvient ainsi à se maintenir avec la complicité de ses victimes.

Ainsi, la légendaire préférence des femmes pour les « connards » n’a rien de naturel – si toutefois elle existe. Il ne s’agit que d’un puissant conditionnement social, qui commence dès la petite enfance et se poursuit tout au long de la vie.

 

Du côté des hommes

Les différences d’éducation entre hommes et femmes aboutissent à la production de comportements spécifiques à chaque genre, sources de nombreuses incompréhensions et manne financière inépuisable (combien de magazines, de livres, d’ateliers, de formations bidon, de séances chez le psy ont-elles été refourguées dans le but de « mieux aider les hommes et les femmes à se comprendre » ?) En réalité, les hommes ne viennent pas de Mars : ils sont simplement éduqués différemment des femmes.

Ainsi, l’indépendance est une valeur très tôt encouragée chez les garçons. On les incite à partir à l’aventure, à faire preuve de courage, à ne compter que sur eux-mêmes. Leurs jeux d’enfant sont tournés vers « l’extérieur » : jeux d’aventure, de stratégie, de guerre… A l’inverse, tout ce qui a trait aux sentiments, à l’amour, au romantisme est très vite intégré comme étant un « truc de fille ». Après tout, c’est à elles que sont destinées les comédies romantiques, les diadèmes de princesse, les cahiers roses couverts de petits cœurs et les jeux de cour de récré du type « papa et maman », qui reproduisent la vie quotidienne d’un couple qui s’occupe de ses enfants. Quant aux qualités que sont l’empathie, la prévenance, l’attention à l’autre (« le care »), elles sont très tôt considérées comme étant des traits féminins. Et pour cause : elles sont presque exclusivement inculquées aux petites filles.

Dès l’enfance, on prépare les petits garçons à leur futur rôle, celui d’un mâle dominant, « protecteur » (quoi que cela puisse signifier), intrépide, un brave petit soldat coupé de ses émotions. On apprend aux petits garçons que « les filles, c’est nul », que les émotions et les pleurs sont des « trucs de filles », que l’amour « c’est pour les filles », l’élément féminin représentant, vous l’avez compris, la pire déchéance qui soit.

Quelques années plus tard, à l’adolescence, les codes de genre sont parfaitement intériorisés. A tel point que toute incursion hors des territoires restreints de la masculinité est vue comme une déviance, une insupportable trahison.
Et en matière de relations amoureuses, les stéréotypes de genre sont encore si prégnants que le fait qu’un homme puisse faire preuve de romantisme, de gentillesse, de prévenance nous paraît totalement incongru. Si incongru qu’il a fallu lui trouver un surnom, pour l’isoler du clan respectable des hommes qui se comportent comme des vrais mecs, eux.

Mais rire d’un homme attentionné envers sa copine légitime l’idée selon laquelle il est normal que les hommes se comportent comme des connards avec les femmes (c’est dans leur nature, après tout) et que les relations hommes-femmes doivent nécessairement fonctionner sur un modèle dominant/dominé. Cela normalise le manque de respect, les comportements abusifs, et dans le pire des cas la violence des hommes envers les femmes. Nous avons toutes et tous déjà entendu ce type de discours : Il ne veut plus que je sorte avec mes amies parce qu’il a peur de me perdre. A cause de ses sentiments pour moi, il est devenu très jaloux. Il est violent avec moi parce qu’il m’aime trop/parce que c’est un homme/parce qu’il n’arrive pas à se gérer. Il ne fait pas attention à moi et ne respecte pas mes besoins mais c’est normal, c’est un mec… Etc.

Ou comment, sous couvert d’essentialisme, nous légitimons massivement la violence masculine.

 

Conclusion

C’est un fait : beaucoup d’hommes se sentent encore obligés de se comporter comme des trous du cul pour prouver leur virilité. Mais peut-on vraiment leur en vouloir, dans la mesure où c’est ce que l’on attend encore d’eux ?

D’autre part, les femmes sont préparées dès leur plus jeune âge à une future vie de couple, censée représenter l’acmé de leur existence, le pilier sur lequel s’adosse leur identité. Comme un sortilège qui ne s’efface pas en dépit des progrès de l’égalité, on les destine encore et toujours à la vie intérieure, à la sphère intime, à l’ombre d’une tierce personne. Par corollaire, les hommes sont éduqués à chercher l’épanouissement dans la sphère publique, que ce soit au travers de leurs loisirs ou de leur activité professionnelle. La vie de couple apparaît donc pour eux comme une contingence, un accessoire qui vient éventuellement compléter leur existence mais ne les définit pas en tant que personne.

Dès lors, faut-il s’étonner du fait que les hommes soient stigmatisés lorsqu’ils sont trop « romantiques », trop « sentimentaux », et que les femmes persistent à trouver sexy la virilité traditionnelle – même lorsqu’elle est problématique ?

Ne sous-estimons pas l’importance de l’éducationL’empowerment des femmes est un premier pas, mais cela ne suffit pas : dans la construction d’un monde égalitaire, il est tout aussi crucial d’apprendre aux hommes à devenir des êtres humains décents, loin des stéréotypes archaïques sur la masculinité.

Si personne ne sait vraiment ce que signifie être un homme, il est à peu près certain que se comporter comme un gros naze n’a rien de « viril ». Et promis, organiser un dîner aux chandelles pour votre copine ne vous enlèvera pas vos précieuses couilles.