La beauté féminine est un sacerdoce.

Dès l’enfance, les petites filles sont incitées à « se faire belles », à prendre soin de leur apparence (avec des déguisements de princesse, de jolies tenues, des accessoires divers…) et fréquemment complimentées dans ce sens. « Quelle jolie petite fille », « Une vraie petite princesse », « Elle est mignonne/adorable/ravissante »… Le confinement à la beauté s’opère très tôt, souvent sans arrière-pensées, comme un réflexe qui se transmet de génération en génération. Pendant que les petits garçons sont complimentés sur leurs talents ou leur sens de l’aventure, les petites filles sont lentement cantonnées au domaine esthétique, incitées à être avant tout décoratives et agréables à regarder.

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Des bodys vendus chez Leclerc : le conditionnement commence très tôt

Plus tard, à l’adolescence puis à l’âge adulte, les injonctions à la beauté émaneront non seulement de l’entourage, mais aussi des médias, de la culture populaire et de la presse féminine. Que ce soit à la télé, dans les magazines ou dans les films, les femmes ordinaires (ne parlons même pas des femmes « moches », ainsi désignées parce qu’elles ne correspondent pas aux standards de beauté) ne sont tout simplement pas représentées. La cellulite, les rides, les imperfections, les kilos en trop, les cheveux en bataille, rien de tout cela n’existe ou ne doit être montré. C’est l’image d’une femme lisse, glacée, parfaite, éternellement jeune et impossiblement sexy qui est mise en exergue et qui s’impose comme le modèle universel à atteindre, en dépit de son caractère irréalisable et fantasmatique. La femme. La seule et l’unique.

Et pendant ce temps-là ? Pendant ce temps-là, rien ou pas grand-chose.

Les heures passées sur Internet à regarder des tutoriels pour réaliser le chignon banane parfait, les euros dépensés en crèmes de jour et en bases de teint ne nous seront jamais rendus. Que se passe-t-il d’intéressant dans le monde pendant que nous sommes occupées à angoisser de ne pas être assez belles, assez désirables, assez attirantes, victimes d’une incessante tyrannie de la beauté ? Qu’est-ce que nous aurions pu faire de plus marquant, de plus intéressant, de plus enrichissant pendant ce temps-là ?

La beauté féminine est un sacerdoce, une quête sans fin mais non sans conséquences.

 

Souffrir (et payer) pour être belle

Un nombre incroyable de produits pour « embellir » les femmes existe sur le marché, du plus « inoffensif » (le classique tube de rouge à lèvres) au plus borderline (les sucettes coupe-faim). En filigrane, l’idée que les femmes ont nécessairement besoin de béquilles pour être désirables, et donc pour valoir quelque chose. Que seules la minceur, la jeunesse (ou a minima l’apparence de la jeunesse) et la beauté peuvent légitimer leur existence.

En réalité, l’industrie de la beauté a besoin de rappeler aux femmes que leur corps n’est pas beau tel qu’il est, que leur vagin est dégoûtant, que leurs poils sont sales, que leurs odeurs naturelles doivent être supprimées, que les signes de l’âge sont une négligence ; qu’elles ne sont pas belles au naturel et que leur corps, leur visage, leurs cheveux doivent être domptés, modifiés, maintenus sous contrôle. Elle en a besoin pour vendre, et faire toujours plus de profits (en 2016, le marché mondial des cosmétiques a généré à lui seul un chiffre d’affaires estimé à 205 milliards d’euros ; d’où l’importance de créer de nouveaux complexes pour créer de nouveaux besoins).

Patriarcat et capitalisme : quand deux systèmes s’unissent, ce sont les femmes qui trinquent.

On connaissait les liftings, les séances d’UV et les augmentations mammaires, mais de nouvelles pratiques plus « radicales » ont récemment fait leur apparition : blanchiment de l’anus, labiaplastie (réduction de la taille des petites lèvres), épilation intégrale, thigh gap (espace entre les cuisses, qu’il faudrait avoir le plus grand possible), cures de jus « détox », jeûnes d’une semaine, injections de Botox dans les pieds…

Pour atteindre ce que la société leur vend comme le Graal ultime (la Beauté), les femmes sont donc incitées à se mutiler, s’affamer, s’épiler des endroits douloureux, se brûler les cheveux, se tartiner de produits chimiques, se récurer les parties intimes, subir des opérations de chirurgie esthétique, et plus globalement à exercer un contrôle de tous les instants sur leur corps. La beauté est un travail, qui demande du temps, de l’argent, de l’anticipation, de l’organisation, de la minutie et de l’espace de cerveau disponible. Autant de ressources qui ne serviront pas pour autre chose.

Pour bien se rendre compte de l’asymétrie qui existe entre les femmes et les hommes en matière d’injonctions à la beauté, il suffit de se promener dans les rayons d’une quelconque grande surface. Gélules pour « réguler l’appétit », maquillage, crèmes anti cellulite, crèmes raffermissantes, crèmes anti-rides, autobronzants, tampons et lingettes intimes parfumées, lotions pour les cheveux… La liste est longue de ces produits qui prétendent aider à les femmes à se reconnecter à leur beauté naturelle tout en contribuant à cette vaste entreprise de dévalorisation du corps féminin que poursuit depuis des années l’industrie de la beauté.

Et les hommes, alors ? Où sont donc leurs gélules anti-bides à bière ? Les poudres pour unifier le teint ? Les soins lavants pour nettoyer en douceur leur fragile pénis ? Les lingettes pour avoir les couilles délicatement parfumées ? Les gels minceurs spécialement ciblés pour leur petite brioche ? Les huiles pour le corps et les crèmes anti-poches, anti-rides, anti-n’importe quoi ? Réponse : nulle part. Car les hommes, eux, ne sont pas soumis aux mêmes normes esthétiques que les femmes.

Les hommes n’ont pas besoin d’être beaux pour exister. Les hommes sont autorisés à se contrefoutre de leur poids, de leur bronzage, de la blancheur de leurs dents, de l’odeur de leurs parties intimes. Les hommes travaillent, se cultivent, voyagent, partent à l’aventure ou à l’assaut du pouvoir. Les ressources matérielles et intellectuelles dont ils disposent sont libres d’être dirigées vers l’extérieur, à l’inverse des femmes que les injonctions à la beauté contraignent à une introspection permanente, un repli sur soi.

Bien sûr, il n’est pas question ici de remettre en question la satisfaction que l’on éprouve à prendre soin de soi, à se faire beau ou belle. C’est une aspiration naturelle et partagée par de nombreuses cultures. Je me maquille et j’utilise des produits de beauté ; j’éprouve du plaisir à me trouver jolie dans le miroir. Il est bon, cependant, de prendre du recul sur nos gestes quotidiens et de questionner l’absurdité croissante du marché de la beauté, qui ne cesse de créer de nouveaux « besoins » par une entreprise de dévalorisation du corps des femmes. Une absurdité parfaitement incarnée à mon sens par les produits pour « l’hygiène intime », qui n’ont, ô surprise, aucun équivalent masculin.

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L’ennemi juré de toutes les vulves

Ainsi, le vagin a beau être auto-nettoyant, l’industrie de la beauté a réussi à imposer l’idée qu’il s’agit d’une cavité sale, malodorante, qui nécessite d’être décapée à l’aide de produits spécifiques. Or, une étude canadienne a révélé un lien entre l’utilisation de produits pour l’hygiène intime et la contraction d’infections urinaires et de mycoses. Selon cette étude, les femmes qui utilisent des gels, lotions ou lingettes nettoyantes sont deux fois plus susceptibles de contracter une infection urinaire que les femmes qui n’en utilisent pas. Les femmes qui utilisent régulièrement des gels intimes ont, elles, un risque huit fois plus élevé de contracter une mycose (par rapport aux femmes qui n’en utilisent pas).

Mais la dévalorisation du sexe féminin sert pleinement les intérêts capitalistes et patriarcaux : elle fait vendre, tout en entamant la confiance que les femmes ont en elles-mêmes. Les termes péjoratifs régulièrement utilisés pour le désigner (« moule », « schnek », « trou », etc.) et l’exigence d’un sexe lisse, inodore, imberbe, presque invisible prescrite par les industries de la beauté et du porno contribuent à cette entreprise de dépréciation du corps féminin. Plus encore, ils contribuent à la délégitimation du plaisir des femmes, de leur sexualité et de leur érotisme. Ainsi, lorsque les hommes parlent fièrement de leur sexe, l’exhibent même parfois, jusqu’à en faire un symbole crâne de virilité, les femmes persistent à avoir honte du leur.

Autre absurdité de l’industrie de la beauté, les régimes, qui malgré leur inefficacité démontrée continuent à nourrir un marché incroyablement rentable. Dans ce domaine, les innovations sont continuelles : « cure » de jus de légumes, substituts de repas bourrés de conservateurs, pilules coupe-faim, mono-diètes, régimes hyperprotéinés, marques soi-disant « minceur » (type Taillefine et Special K) qui malgré leur image vertueuse sont en réalité bourrées de mauvais sucres et d’additifs… Bombardées de publicités pour les nouveaux yaourts minceur ou les nouvelles gélules brûleuses de graisse dont la presse féminine ne manque jamais de se faire le relais, les femmes sont sans cesse incitées à surveiller leur poids et donc le contenu de leur assiette.

La presse féminine, justement. Il suffit d’ouvrir un Elle ou un Cosmo pour constater que la nourriture y est constamment diabolisée, présentée non pas comme une source de plaisir potentielle mais comme une dangereuse menace. Tous les plats vecteurs de plaisir (steak-frites, lasagnes, mousse au chocolat…) sont ainsi présentés comme dangereux et hostiles, même si l’humour est couramment utilisé pour faire passer le message. Les femmes sont donc incitées à voir la nourriture comme quelque chose de tentant mais néfaste, et à associer le plaisir avec la culpabilité. Ce qui est en réalité un processus naturel et a priori agréable (manger) devient une source d’angoisse, de contrariétés et de culpabilité. Doit-on être surpris que ce fléau qu’est l’anorexie touche des femmes dans 9 cas sur 10 ? Il ne s’agit pas d’un malheureux hasard.

 

Une vraie femme est une femme belle

Les femmes qui ne correspondent pas aux standards de beauté contemporains (parce qu’elles sont trop vieilles, trop grandes, trop grosses, trop racisées…) sont mises à l’écart, invisibilisées, ignorées. On ne leur porte pas d’intérêt, et pour cause : elles sont dépourvues de ce qui confère aux femmes leur potentielle valeur sociale – la beauté. Elles ne « servent à rien » puisqu’on ne peut pas les admirer, ni fantasmer sur la possibilité de les séduire un jour. Or, comme l’a écrit Bourdieu dans « La domination masculine », “les femmes existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles”.

Les femmes laides ne subissent pas seulement la réprobation du corps social (elles ne font pas ce que l’on attend d’elles, c’est-à-dire être désirables), elles sont aussi sciemment écartées. Leur « disgrâce » se rappellera à elles dans une pluralité de détails a priori anodins : l’homme qui ne vous tient pas la porte parce qu’il juge que ça n’en vaut pas la peine, le recruteur qui ne retient pas votre candidature en dépit de vos compétences, l’homme qui ne s’arrête pas pour vous aider lorsqu’il voit que vous êtes perdue, l’agent immobilier qui dépose votre dossier en dessous de la pile, le serveur qui ne prend pas la peine d’être aimable… J’ai personnellement expérimenté le ridicule de cette situation : plus je suis « jolie », et plus les hommes sont agréables avec moi. Prêts, parfois, à se plier en quatre. Mais que je décide de sortir en jogging, sans maquillage, et je (re)deviens une citoyenne invisible. Inutile, selon leurs critères. Si un homme s’intéresse à moi, m’offre son aide ou me témoigne sa compassion, bref me fait l’honneur d’une interaction sociale somme toute banale, c’est parce qu’il me trouve jolie et qu’il attend quelque chose de moi en retour.

C’est que la beauté des femmes se mesure en réalité à l’aune des hommes – ce qu’ils préfèrent, ce qu’ils attendent, ce qu’ils désirent. Elle est censée leur profiter en premier lieu, par le regard (les hommes disposent d’un droit implicite à regarder, examiner, disséquer les femmes qui les entourent), mais aussi, de manière plus directe, par la fréquentation des femmes jugées belles (car la virilité des hommes est validée, entre autres, par la beauté des femmes avec lesquelles ils entretiennent des relations).

On pourrait se dire que les normes de beauté ne s’appliquent pas tout le temps, ni partout. Par exemple, elles ne sont pas censées impacter la vie professionnelle des femmes, hormis celles qui décident de se lancer dans le mannequinat. Pourtant, l’injonction à la beauté est particulièrement prégnante dans certains corps de métiers : l’hôtessariat ou le secteur commercial, par exemple. D’un point de vue légal, l’employeur est d’ailleurs habilité à apporter des limites à la liberté de se vêtir de la salariée, ces restrictions devant être justifiées « par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ». Concrètement, cela signifie qu’une entreprise peut exiger de ses salarié-e-s le port d’une tenue ou d’un accessoire spécifique (talons, maquillage…). En outre, même si la sélection sur le physique est illégale, de nombreuses agences de recrutement d’hôtesses continuent à exiger des candidates qu’elles remplissent des critères précis de taille, de poids et d’âge.

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Des femmes objectifiées au Salon de l’Automobile

Mais cette injonction à la beauté n’est pas réservée qu’aux secteurs requérant un contact étroit avec la clientèle : on la retrouve aussi dans les professions « intellectuelles » qui supposent une exposition au grand public. Ainsi, les femmes journalistes, présentatrices, comédiennes, etc., ne doivent pas seulement être compétentes dans leur domaine : elles doivent aussi être belles, et jeunes. Inutile de préciser que leurs homologues masculins ne sont pas tenus aux mêmes standards. Un homme n’a pas besoin d’être beau, ni jeune pour exercer sa profession : ses compétences se suffisent à elles-mêmes.

Le sociologue Jean-François Amadieu, qui a enquêté sur les discriminations basées sur l’apparence (sans perspective de genre), rapporte dans son ouvrage « La société du paraître » les résultats d’un testing pour un poste de comptable : une « belle » candidate obtenait ainsi 52 % de taux de réponse positive, contre 26 % pour une postulante jugée moins séduisante.

D’autres testings ont également prouvé que les femmes apprêtées et maquillées sur la photo de leur CV recevaient plus de réponses que les autres. Enfin, d’après une étude parue en 2016, les femmes en surpoids auraient moins de chance d’être recrutées pour un emploi impliquant une relation client que les hommes en surpoids. En matière de discriminations sur le physique, les femmes sont les grandes perdantes.

La sphère professionnelle n’est pas la seule à être impactée par les représentations sociales du genre féminin. Car les médias contribuent (et continuent) à façonner l’image d’une femme nécessairement belle, jeune, mince et blanche, qui n’existerait que pour la fixation des fantasmes d’autrui. La réification du corps féminin par la presse, la publicité, le cinéma, etc., emporte deux conséquences distinctes :

1) Elle perpétue l’idée selon laquelle les femmes ne valent que pour leur corps ; qu’elles ne sont pas des sujets pensants, mais de simples objets voués à n’exister que par le regard d’autrui. Lesquels peuvent, comme tous les objets, être touchés, pris, décomposés, manipulés, observés, disséqués sans qu’il soit nécessaire de s’assurer de leur consentement – de toute façon, un objet ne peut pas consentir par nature. Cette idée sert d’assise pour la culture du viol, c’est-à-dire une culture dans laquelle les violences sexuelles envers les femmes sont banalisées, tacitement acceptées et constamment justifiées.

2) Elle propage des standards de beauté inatteignables pour le commun des mortelles et engendre de fait une pression sur les femmes qui n’intériorisent que trop bien le message tacite : si vous n’êtes pas belle, vous ne valez rien. Commence alors ce cycle sans fin d’achats de produits de beauté, de régimes minceur, de privations, de souffrances auto-infligées dans le seul but de toucher du doigt, un jour, la beauté telle qu’on nous l’a vendue et qui doit constituer le remède à tous nos maux.

Le simple fait de sortir non maquillée dans la rue peut devenir une épreuve. Nous avons en effet intériorisé que notre visage au naturel est disgracieux, impropre à être dévoilé au grand jour. Les magazines people en ont même fait une rubrique à part, source tout à la fois de plaisanteries et d’effarement : « 20 photos de stars sans maquillage ! » ; « XXX sans maquillage : son vrai visage révélé ! ». Lorsque nous refusons de « faire des efforts », nous ne faisons pas seulement preuve de paresse : par le non-accomplissement de notre devoir principal (être belle, ou du moins entretenir l’illusion que nous le sommes), nous trahissons également notre genre. C’est alors que la sanction tombe : nous serions « moches », avec tout ce que ce mot comporte de définitif, catégorique, réprobateur. Moches, donc non valables.

Car le regard des hommes n’est jamais très loin : il est là pour vous rappeler que vous avez mis une jupe courte (et que vous êtes donc un peu trop sexy), mais aussi pour vous rappeler que vous n’avez pas fait d’effort (et que vous n’êtes donc pas baisable). Le regard masculin, c’est l’épreuve du feu, le jugement suprême, la validation (ou non-validation) ultime. Tout homme est légitime à commenter le physique des femmes, peu importe que lui-même soit laid comme un pou et/ou que vous ne le connaissiez ni d’Eve ni d’Adam. Cela fait partie des prérogatives que lui confèrent notre société sexiste. Dans la rue, en boite de nuit, chez des amis : le mâle dominant est là pour donner son avis forcément nécessaire sur le physique des femmes qui l’entourent.

Les hommes ne connaîtront jamais cette angoisse de sortir dans la rue sans maquillage, de se réveiller un matin aux côtés d’une nouvelle personne, le visage désespérément nu, de faire son entrée dans une pièce remplie d’inconnu-e-s et de se demander si l’on est assez belle, d’être jugée sur son physique, partout, tout le temps, en toutes circonstances. Les hommes ne connaîtront jamais ce désespoir qui s’empare de certaines femmes, et qui les pousse à réorganiser toute leur vie autour d’une quête – sans fin – de la beauté.

L’ironie, c’est que si le patriarcat enjoint les femmes à être (et rester) belles, il les punit aussi lorsqu’elles le sont trop. Une femme très belle sera ainsi jugée stupide, ou moins compétente que ses homologues plus ordinaires, ou pleinement responsable de son malheur en cas de viol/d’agression sexuelle – depuis Eve, la figure de la tentatrice colonise à loisir nos représentations sociales… La beauté féminine est un sacerdoce, un devoir qui mérite punition lorsqu’il est exécuté avec trop de zèle.

 

Contrôler son corps

Les normes de beauté féminines sont avant tout un instrument de pouvoir des hommes sur les femmes (quoique les femmes l’utilisent aussi contre elles-mêmes ; on le verra plus bas avec l’exemple des magazines féminins). Il s’agit ici de contrôler, de surveiller le corps des femmes. De s’assurer qu’elles restent à la place qui leur a été assignée ; qu’elles n’empiètent pas trop sur les territoires des hommes, aux mains desquels le pouvoir doit rester concentré.

Un corps féminin désirable est donc un corps maîtrisé, lissé, domestiqué. Il n’a pas de poils, pas d’odeurs et peu de rondeurs – ou du moins, uniquement à des endroits ciblés. Il doit être engoncé dans des vêtements serrés, inconfortables et peu pratiques. Il est entravé par sa nécessité d’être beau, qui passe avant sa nécessité d’être libre. Talons aiguilles, soutiens-gorge inconfortables, strings, sacs à main, vêtements dépourvus de poches et non adaptés aux aléas de la vie quotidienne… La liste de ces objets créés pour sublimer et entraver le corps des femmes est longue.

Le sang des règles doit être invisible, le corps doit être inodore, propre, maîtrisé. La peau doit être lisse, les parties intimes doivent être – comble de l’absurdité – parfumées ou du moins inodores. Les manifestations naturelles du corps doivent être cachées, passées sous silence. Les vraies femmes n’ont pas d’appareil digestif. Elles ne pètent pas, ne rotent pas, ne sont jamais malades, ne font jamais caca. Pipi, allez, à la rigueur : mais toujours dans le silence et la componction.

Le corps ne doit pas prendre trop de place, une allégorie de la situation des femmes dans la société.

L’ironie encore une fois, c’est que les victimes de l’injonction à la beauté – les femmes, donc – sont peut-être aussi les premières à la défendre. Voire même à la nourrir. La presse féminine est un exemple classique, mais tout à fait parlant. Elle est ainsi l’un des seuls médias qui relaie régulièrement, sous la forme de mots ou d’images, la liste sans fin des normes de beauté – les normes anciennes, les normes actuelles, les normes futures. Elle n’est pas seulement messagère : elle est aussi prescriptrice. Ainsi, elle contribue activement au maintien des normes esthétiques féminines, tout en en créant de nouvelles. Le système est donc nourri en permanence par ses propres victimes.

La presse féminine se défend pourtant de toute forme d’oppression : selon le discours officiel, elle est là pour « encourager, libérer, affranchir » les femmes. La contradiction extrême de son positionnement ne semble pas la déranger. Ainsi, depuis quelques années, on voit fleurir dans la presse féminine des articles incitant les femmes à se libérer de leurs complexes, à être fières de leur corps, à ignorer les injonctions nocives : Être bien dans sa peau ! Se libérer de ses complexes ! Se sentir belle ! Ces mêmes magazines féminins qui, quelques pages plus loin, proposent un énième article sur les meilleurs régimes minceur ou les crèmes anti-cellulites les plus efficaces, et continuent à mettre en couverture des femmes à la beauté inatteignable.

L’obsession de la minceur, parlons-en. C’est l’un de ces diktats esthétiques qui aurait peut-être pu tomber en désuétude si la presse féminine ne s’en était pas emparé avec autant de vigueur. Parce que cela fait vendre. Beaucoup. Une simple recherche « Magazine santé 2018 » dans Google donne les résultats suivants :

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« Mincir tout de suite, Non à la prise de poids, La ménopause sans les kilos, 100 bons réflexes alimentaires pour avoir la ligne, On s’affine du bas, Je dégomme mon petit ventre »… Impossible d’échapper à ces multiples injonctions à la minceur. En filigrane, cette idée séculaire d’une femme qui doit se contrôler, brider sa sensualité et son accès au plaisir, dompter son corps pour l’empêcher de prendre trop de place. Car une femme muselée est une femme faible, qui ne représente aucun danger pour la société.

 

Conclusion

Si la beauté dans son acception individuelle peut être synonyme de joie, de plaisir et de liberté, elle reste, en tant que système, un corset dans lequel on enferme les femmes pour mieux les contrôler. Et si les hommes ont eux aussi leurs injonctions, la portée de celles-ci ne peut décemment être comparée avec celle des femmes. Car la laideur (ou, à tout le moins, l’absence de beauté) des hommes ne les empêche pas d’avoir des opportunités dans quelque domaine que ce soit, de séduire, d’exercer un métier, d’apparaître dans les médias, d’être considérés comme compétents, intéressants, attirants, légitimes en tant qu’êtres humains. Si disgrâce il y a, ils ne sont pas niés par celle-ci.

C’est pourquoi je réfute toute idée de symétrie dans les injonctions à la beauté qui pèsent sur les femmes et les hommes. Les hommes laids et/ou vieux ne sont ni lésés ni invisibilisés comme le sont les femmes laides et/ou vieilles : il suffit d’allumer sa télé pour s’en convaincre. De même, personne n’attend des hommes en tant que groupe social qu’ils soient beaux avant toute chose. C’est une différence nette avec les femmes, dont la fonction décorative revêt une importance capitale dans les sociétés occidentales. Nous sommes bel et bien face à un double standard.

L’exigence de beauté qui pèse sur les femmes a bien vocation à les asservir. Si elles ne sont pas assez belles, si elles ne correspondent pas aux standards de beauté, elles seront « punies ». Mais si elles sont trop belles, trop sexy, trop attirantes, elles devront également faire face à la réprobation sociale.

Le mythe de la beauté, par ses contraintes et ses implications économiques, sociales et psychologiques, est donc bien un instrument visant à affaiblir les femmes et à les éloigner du pouvoir, attribut historiquement réservé au genre masculin.