Alors qu’Internet était censé ouvrir le champ des possibles pour les femmes, Youtube, Instagram et consorts les ont renvoyées à la maison pour faire des cupcakes, créer des compositions florales, perfectionner leur maîtrise de l’eye-liner et s’occuper de leurs enfants. Tutos maquillage et décoration intérieure, recettes de cuisine, « vlogs » documentant au détail près leur grossesse… Les « influenceuses », aux apparences si modernes, semblent hélas bloquées dans les ornières d’une féminité traditionnelle et passéiste.

A l’heure de la massification des réseaux sociaux, c’est un triste constat qu’il nous est donné de faire. Alors que la liberté (supposée) offerte par Internet aurait pu aider à donner un coup de pied aux stéréotypes de genre et offrir un boulevard aux femmes – comme aux hommes – désireuses de s’aventurer hors des « domaines » auxquels leur genre les assigne, chacun-e s’est sagement installé-e dans sa case traditionnellement réservée. Aux hommes les contenus sur les jeux vidéo, les sciences, la culture, la politique et les sujets de société, pendant que les femmes se chargent de la beauté, de la mode, de la nutrition (avec la perte de poids comme seul horizon) et l’éducation des enfants. Il existe bien évidemment des exceptions ; mais cela ne change rien au fait que chaque sexe a (ré)investi sur Internet les domaines auxquels il est socialement et culturellement assigné.

Les plus optimistes objecteront que les réseaux sociaux offrent un espace unique de parole pour les femmes (quand elles ne sont pas obligées de fermer leurs comptes pour cause de cyber-harcèlement – j’y reviendrai plus bas).

Mais doit-on voir cela comme un progrès, quand on voit à quoi elles en sont réduites ?

Une exaltation de la féminité normative

La multiplication des comptes « fitness » ou « body positive » (certes consacrés à la célébration de tous les corps féminins, ils n’en traduisent pas moins une obsession collective des femmes pour leur poids, leur corps, et leur apparence en général) sur Instagram pose à ce titre une vraie question. D’un côté, on peut se réjouir du fait que les femmes investissent un domaine – l’activité physique – traditionnellement dévolu aux hommes. Mais le fait que des femmes acquièrent du pouvoir (c’est-à-dire une popularité, une influence et un capital financier) en exploitant un diktat sexiste et notoirement néfaste est-il un progrès ?

Plus encore, doit-on se réjouir de voir des millions d’adolescentes rivées à leurs écrans, captivées par des vidéos de femmes qui, derrière leur posture « libérée », reproduisent et exploitent des normes patriarcales (se maquiller et faire du shopping pour être la plus belle possible, passer en revue les meilleures astuces, pratiques sportives et régimes pour maigrir, documenter sa grossesse au détail tout en célébrant la maternité comme étant l’apogée de la vie de toute femme, etc.) ? Que peut-on déduire de cette « division sexuelle » des domaines d’intérêt à l’heure du virtuel ?

La réalité, c’est que l’apparente modernité des réseaux sociaux et la liberté que ceux-ci promettent aux femmes ne sont qu’une jolie illusion. On ne se défait pas de milliers d’années de conditionnement patriarcal si facilement : même dans des lieux virtuels a priori exempts des normes sexistes « de la vraie vie », le conservatisme rôde, prêt à reprendre la main à tout moment. Ainsi, les codes de la féminité ne s’arrêtent pas à la porte d’Internet. Le virtuel n’est finalement qu’une extension du réel, et c’est pour cette raison que les injonctions sexistes et la division sexuelle du travail et des tâches ne sauraient se diluer dans l’eau trouble des réseaux sociaux.

De plus, l’audience à laquelle on s’adresse sur Internet (nécessairement plus large que son cadre privé) et la pression de se savoir potentiellement scruté.e par de nombreuses personnes engendrent une forte pression, à laquelle il est aisé de répondre en se conformant aux codes sociétaux en vigueur. Est-ce un hasard si les « influenceuses » les plus connues correspondent toutes aux standards de la féminité conventionnelle ? Elles sont jeunes, minces, soigneusement maquillées, coiffées, habillées, épilées : la femme parfaite telle que décrite par le patriarcat. Non pas que se maquiller ou s’intéresser à la mode soit un mal : c’est l’aspect systémique et l’absence de diversité dans les modèles proposés aux jeunes filles qui doit être considéré comme un problème.

Quel message cette exhibition de modèles uniformes (censés représenter l’acmé de la réussite féminine) renvoie-t-il aux femmes ? Hors d’une féminité conventionnelle exacerbée, point de salut ?

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La blogueuse beauté et entrepreneure Huda Kattan

On peut également s’interroger sur l’envers du décor. Derrière les images léchées des réseaux sociaux, derrière cette vitrine alléchante d’une vie a priori parfaite, ne peut-on pas imaginer la pression monumentale que les « influenceuses » portent sur leurs épaules pour être tout le temps belles, minces, apprêtées, heureuses, épanouies ? Les ravages de la chirurgie esthétique, des troubles alimentaires, de l’anxiété, de la pression sociale existent aussi (et surtout ?) chez ces femmes que l’on pense intouchables, car supposément parfaites.

Chasse gardée

Si le nombre de blogueuses beauté et « lifestyle » donne le tournis, les femmes influentes dans la sphère virtuelle de la culture, des sciences, de la politique, de l’économie (des domaines traditionnellement considérés comme « masculins ») se font rares. Pourtant, Internet – et la société en général – aurait tout à gagner à voir des femmes exposer leur savoir plutôt que leur corps sculpté par de nombreuses heures de gym et leur maquillage parfaitement exécuté. Les rares qui s’y attellent sont souvent, hélas, rappelées à l’ordre pour occuper une place qui ne leur revient pas. Quoi qu’elles disent, et quelle que soit la pertinence de leurs propos, c’est souvent leur physique que l’on commente en premier lieu. Elles sont ainsi ramenées à leur condition de femme, nécessairement inférieure. Importune, intruse, indésirable. De fait, si elles ne sont pas jolies, elles n’ont pas le « droit » de s’exposer ; et si elles sont au contraire trop jolies, elles manquent cruellement de crédibilité.

Le fait que le script du genre se répète et se rejoue à l’infini, même dans des espaces neutres, a priori affranchis de nos normes sociétales, témoigne de son importance souveraine. Et de la difficulté qu’il y a à s’en échapper, même juste un peu. Le genre est un territoire, qui obéit à une cartographie stricte. Ses frontières sont résolument étanches. Ses règles inflexibles.

Les femmes ont fièrement investi les réseaux sociaux, et elles y sont plus visibles que jamais : ce devrait être un progrès. Mais le fait qu’elles affluent massivement vers les champs du corps, de la beauté, du soin témoigne aussi d’une forme de résignation face aux contraintes du genre. Et d’une forte léthargie de la société, peu prompte à faire la révolution en ce qui concerne les stéréotypes sexués.

On peut aussi voir cette mise en exergue sur les réseaux sociaux d’une féminité normative – et donc forcément restreinte, dans le fond comme dans la forme – comme un retour en arrière. Ou, du moins, comme un statu quo mortifère. Car pendant que les femmes louent leurs qualités de bonnes ménagères sur Instagram, le patriarcat se frotte les mains : nul besoin de propagande pour les convaincre de rester à la place qui leur a été assignée, elles s’en chargent elles-mêmes ! Les mécanismes de mimétisme social s’occupent du reste, et l’acceptation collective de ce que doit être la féminité « standard » fait boule de neige.

Le retour en force de la maternité

L’avènement des réseaux sociaux a aussi remis au goût du jour la vieille figure traditionnelle de la « maman » (ou « mom » en anglais, car s’exprimer en anglais sur Facebook ou Instagram fait toujours plus chic), qu’on croyait pourtant enterrée dans sa cuisine sous une pile de marmites refroidies. Las : les injonctions à la maternité n’ont paradoxalement jamais été aussi fortes que depuis la popularisation des réseaux sociaux, vitrines pailletées d’une vie arrangée, maquillée, frelatée. Pour prétendre à une vie remplie et digne d’intérêt quand on est une femme, il faut donc être enceinte ou avoir des enfants (ça tombe bien : c’est la suite logique). Dans ce cas, il convient de partager les images de son bonheur (la maternité est uniquement synonyme de bonheur sur les réseaux sociaux) à coups de hashtags agressifs qui se déclinent à l’infini : #mom, #momlife, #motherhood, #maternity, #kids, #momstyle, #momtobe, etc. Les enfants sont ainsi instrumentalisés pour exposer à sa communauté un bonheur sans failles et une vie épanouie, tous les aspects moins glamour de la chose étant savamment occultés.

Sur Instagram, point de cuisine sale, de fatigue, de gastro hivernale, de poches sous les yeux, de chaussettes qui traînent, d’émotions négatives, de disputes qui tournent mal : si on n’en parle pas, c’est donc que cela n’existe pas. La vie domestique, nécessairement dévolue aux femmes, ressemble à un havre de paix brodé de fil d’or.

Le danger ? La diffusion massive d’un modèle rétrograde et culpabilisant de ce que doit être la « bonne » féminité. Et un retour en arrière qui se pare d’atouts glamour, après tant d’années de lutte pour avancer vers des horizons moins restreints. Comme si les injonctions à la domesticité n’étaient pas déjà suffisamment fortes pour les femmes hors du cadre virtuel. Comme s’il n’était possible d’être une femme, une vraie, qu’en la possession de tout un attirail normatif fait d’enfants aux joues roses, de petits fours colorés et de bouquets de fleurs luxuriants.

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Mince, enceinte et sportive : la femme idéale selon Instagram

Le risque, c’est que les réseaux sociaux renvoient sournoisement les femmes à la maison, en mettant en exergue une conception rétrograde – et faussement glamour – de la féminité.

S’exposer mais pas trop : la menace du cyber-harcèlement

Les journalistes Nadia Daam, Anaïs Condomines et Marion Séclin, la gameuse Kayane…. Ces dernières années, de nombreuses femmes publiques ont été prises à partie par des trolls dont la violence – et la misogynie crasse – n’a hélas rien de virtuel. Leur « tort » ? Avoir osé exprimer des opinions féministes peu populaires, ou – sacrilège ! – s’être aventurées sur des territoires traditionnellement réservés aux hommes. Les insultes, menaces, commentaires et photomontages dégradants publiés sur Internet se prolongent bien souvent dans « la vie réelle » par des actes de harcèlement concrets, ce qui accentue encore le sentiment d’insécurité de la victime.

Le cyberharcèlement ne concerne pas uniquement les femmes exerçant un métier public, bien que leur visibilité accrue les expose tout particulièrement : n’importe quelle femme, de n’importe quel âge et n’importe quel statut est susceptible d’être prise pour cible. Car Internet tolère les femmes, à condition qu’elles correspondent aux codes édictés par le système patriarcal : si elles sont grosses, si elles ne s’épilent pas, si elles ne correspondent pas aux canons de beauté actuels, si elles tiennent un discours un peu trop innovant, si elles s’emparent d’un sujet traditionnellement réservé aux hommes (et leur font l’affront d’être meilleures qu’eux), si elles sont féministes, elles n’ont pas droit de cité et les nombreux salopards présents sur la Toile le leur feront savoir à coups de menaces de viol et de mort. Dans une relative impunité, jusqu’à présent.

En somme, la situation des femmes sur le Net n’est qu’une extension de celle de la « vraie vie », où les femmes peuvent théoriquement circuler librement, exercer n’importe quelle profession, s’habiller comme elles le souhaitent, mais restent soumises à une liste d’injonctions et de codes normatifs très rigides. S’exposer, mais uniquement dans un cadre prédéfini. S’exprimer, mais pas trop. S’assumer, mais dans la retenue et la pudeur. Partager son point de vue, mais seulement s’il correspond à ce qui est socialement acceptable pour une femme. Empiéter sur les territoires masculins que sont le Savoir, l’Expression et l’Exposition publique, mais sans trop de panache, d’ambition, de fierté, et surtout pas dans un esprit de conquête.

Doit-on, dès lors, s’étonner que les femmes qui ont le courage – car il en faut – de s’exposer sur Internet préfèrent rester dans les cases rassurantes qui leur ont été assignées ? Doit-on s’étonner de la présence massive des femmes dans les domaines traditionnels de la beauté, la maternité, la décoration, la lecture (de romance ou de chick lit, forcément), lorsqu’on connaît le prix à payer pour s’écarter des normes de genre ? La division sexuelle du travail sur les réseaux sociaux est-elle si surprenante, au regard de la pression qui pèse sur les femmes à se conformer à ce que doit être la « bonne » féminité ?

Finalement, les réseaux sociaux et Internet en général ne sont rien de moins qu’une réplique exacte de notre société structurée par des codes sexistes : une Agora où les hommes sont visibles et libres de s’exprimer sur une variété de sujets, pendant que les femmes, ces citoyennes de seconde zone, occupent les recoins qu’on a bien voulu leur accorder.