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L’amour et la violence

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Illustration : Julia Geiser ©

À l’heure où j’écris ces lignes, en France, depuis le début de l’année, 75 femmes ont péri sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint.
Terrible décompte, qui marque le paroxysme d’une domination masculine à l’œuvre jusque dans les relations amoureuses.

La partie immergée de l’iceberg, ce sont ces centaines de milliers de femmes qui subissent, chaque année, des violences conjugales (en 2017, 219 000 femmes majeures ont déclaré avoir été victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint sur une année).

En Île de France, 88% des victimes de violences commises par le partenaire enregistrées par les services de police sont des femmes ; 96% des personnes condamnées pour des faits de violences (de toute nature) entre partenaires sont des hommes.

Une femme sur huit est victime de violences psychologiques dans son couple (INSEE).

Les femmes sont ainsi plus exposées que les hommes au risque d’être l’objet de violences psychologiques. Elles sont aussi plus souvent victimes de violences physiques ou sexuelles, ces violences s’accompagnant plus fréquemment d’atteintes psychologiques ou d’agressions verbales.

Au-delà de ces froides statistiques, nous avons toutes et tous dans notre entourage des femmes malmenées (physiquement ou psychologiquement) par leur partenaire, et qui pourtant restent obstinément enfermées dans cette boucle de l’enfer. Nous connaissons toutes et tous cette femme qui ne tombe que sur des « connards » et enchaîne les relations toxiques ; cette femme qui souffre de dépendance affective, et préférera toujours être mal accompagnée plutôt que seule. Nous avons toutes et tous eu au moins une amie dont le partenaire contrôlait la tenue, les sorties, les loisirs, les horaires ; dont la laide jalousie passait pour une « preuve d’amour » ; dont les remarques froides et humiliantes ont laissé des traces profondes. Nous avons toutes et tous en tête ce stéréotype de la « femme blessée », qui n’a pas d’autre choix, croit-on, que d’accepter son sort avec fatalité.

Et parfois, cette femme, c’est nous.

*

Je ne suis pas une parfaite féministe – de toute façon, une telle chose n’existe pas. Ainsi, je l’avoue, je me pose souvent cette question : mais pourquoi tant de femmes sont-elles victimes de violences conjugales (violences psychologiques incluses) ? Pourquoi tant de femmes se retrouvent-elles sous l’emprise d’un conjoint qui les contrôle ou les maltraite ? Pourquoi, comble du pire, font-elles même parfois des enfants avec ?

Je ne me demande pas pourquoi les femmes restent – ça, je le sais. Je connais le phénomène d’emprise, la difficulté de partir quand on est dépendante financièrement et/ou quand on a des enfants, le danger qu’accompagne la fuite (la rupture étant l’un des principaux facteurs déclenchants du féminicide). Non : je me demande pourquoi elles acceptent, dès le départ, d’entrer dans ce type de relation.

Si le féminisme part du postulat que les femmes ne sont pas par nature plus faibles, plus timorées ni plus « soumises » que les hommes, alors il doit s’interroger sur la manière dont cette faiblesse se construit, sur la manière dont elle créé une porosité à la violence masculine, et surtout : sur la façon dont les femmes peuvent y échapper.
Car les chiffres des violences conjugales ne procèdent pas d’un malheureux hasard, ni d’une triste fatalité.

A la source, se trouvent la masculinité toxique mais aussi la féminité traditionnelle, cette construction sociale qui prépare et asservit les femmes à un destin prétendument inéluctable. Ce que nous avons fait du genre masculin est un problème, mais il n’est pas le seul. La construction du féminin, entre insatisfaction de soi, vulnérabilité et recherche permanente de protection, en est un autre.

Et ce que nous avons créé, nous pouvons maintenant le défaire.

La violence, une expression de la domination masculine

Les violences conjugales (1) sont un continuum. Elles ne commencent ni ne finissent pas toutes par des coups, des cris, du sang. Il faut avant tout les voir comme une échelle, une sorte de verre gradué qui commence avec la violence psychologique et/ou verbale.

Mais qu’est-ce que la violence psychologique ? Nous en avons souvent une image distordue, « fantasmée », alors même qu’elle possède de nombreux visages. Certaines manifestations peuvent à ce titre paraître anodines, parce qu’elles sont banalisées, voire romantisées par la société : par exemple, la jalousie, le contrôle de l’autre, le paternalisme ou la possessivité. Pourtant, elles s’inscrivent pleinement dans le cadre de la domination masculine – dont elles sont d’ailleurs l’un des symptômes. Ainsi, certains hommes commettent des violences parce qu’ils considèrent que les femmes (leurs femmes) sont des choses, qui peuvent à ce titre être contrôlées, muselées et mises sous tutelle.

Dévaloriser l’autre, le critiquer, l’humilier, lui imposer des contraintes (ne sors pas après telle heure, ne porte pas tel vêtement, n’achète pas tel objet, arrête de voir cette amie, ne parle pas aux hommes…), le tirer vers le bas, lui parler mal voire l’insulter, lui faire du chantage, outrepasser son consentement, contrôler ses allées et venues, ses conversations, son téléphone, son compte en banque, son historique Internet… constituent des violences psychologiques. Bien évidemment, un reproche ou un mot plus haut que l’autre ne constituent pas en tant que tels des violences. C’est la récurrence de la situation, notamment, qui permet de les qualifier.

Lisez cet article éclairant sur les cyberviolences, que l’on connaît finalement mal.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la violence psychologique procède du même mécanisme que la violence physique : toutes deux composent les facettes d’une même pièce. Même si la première ne débouche pas nécessairement sur la seconde, elles sont interdépendantes.

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Cartographie des comportements violents dans le couple

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Constat terrible, mais réel : les femmes sont conditionnées à tolérer la violence masculine. Par exemple, les romances auxquelles nous sommes biberonnées depuis le plus jeune âge nous donnent souvent à fantasmer sur des comportements problématiques, comme le contrôle et la possessivité – deux éléments qui n’ont rien à faire dans une relation saine. De Twilight à 50 nuances de Grey en passant par After, les romances pour adolescentes et jeunes adultes sont la plupart du temps coulées sur le même modèle hétéro-patriarcal, avec un héros « viril » qui domine de manière décomplexée sa partenaire, et une jeune femme naïve et inexpérimentée qui se soumet entièrement à lui – tout en étant censée aimer ça.

Ou comment notre environnement façonne des fantasmes et des désirs qui, sur le long terme, peuvent s’avérer dangereux.

(1) Les violences conjugales sont protéiformes : elles ne sont pas seulement physiques mais peuvent aussi être verbales, sexuelles, psychologiques, économiques… (voir tableau)

Victime, nom féminin

On rappelle souvent les chiffres des féminicides ou les statistiques des violences conjugales sans vraiment se préoccuper du cadre dans lesquelles elles s’exercent. Pourtant, les violences faites aux femmes sont indissociables du système patriarcal : elles n’existent que parce que la domination masculine a encore cours.

Depuis quelques années, nous remettons de plus en plus en cause la masculinité toxique et ses fruits pourris. C’est une excellente chose – et une première étape. Mais nous ne devons pas seulement éduquer les hommes. Nous devons aussi donner du pouvoir aux femmes.

J’entre maintenant sur un terrain miné. Le sujet est délicat, voire tabou. Et pourtant : impossible de dissocier le pouvoir exercé par les hommes sur les femmes de la soumission de celles-ci. Les hommes ne peuvent dominer que parce que les femmes acceptent, de manière tacite, d’être dominées. Et c’est particulièrement vrai dans le cadre du couple, lieu « sanctuarisé » s’il en est. 

Le but n’est évidemment pas de dire que de nombreuses femmes sont violentées parce qu’elles l’ont bien cherché ou parce qu’elles l’ont voulu. Il n’y a qu’un seul coupable, et ce sera TOUJOURS l’agresseur. Néanmoins, beaucoup trop de femmes « acceptent » encore d’être dominées au nom de l’amour. Comme s’il s’agissait d’une fatalité inhérente à leur condition de femme, une sorte d’héritage immatériel venu du fond des siècles. Subir. Se persuader que c’est « normal ». C’est comme ça. On finit par s’y habituer.

Les femmes n’entrent pas dans des relations abusives de manière consciente, parce qu’elles aiment être brimées, qu’elles sont naturellement soumises ou un peu maso sur les bords. Elles ne se disent pas : « chouette ! encore un sombre connard » lorsqu’elles se mettent en couple avec un homme toxique. Tout cela s’opère de manière inconsciente, parce que la société les a éduquées à avoir un seuil de tolérance particulièrement haut et un niveau d’exigence corollairement bas. À voir dans des comportements abusifs de l’amour. À être dépendante des autres – particulièrement des hommes. À se détester en silence. À ne pas pouvoir se suffire à elles-mêmes (la dépendance émotionnelle des femmes est une manne formidable pour le patriarcat). Et, par-dessous-tout, à considérer le célibat comme la pire des humiliations – tout, plutôt que d’être seule.

Et cela donne pléthore d’articles dans les magazines féminins (du style : « Pourquoi vous ne tombez que sur des connards » ou, version plus poétique, « Comment être enfin heureuse en amour »), faisant ainsi passer un problème politique pour une simple problématique individuelle.

Redonner du pouvoir

Nous ne saurions évoquer le système patriarcal (et ses conséquences) sans pointer du doigt l’une des branches sur lesquels il est assis : la dévalorisation du féminin.

À ce titre, la confiance en soi est un sujet politique pour les femmes.

Jusqu’à il y a peu, je levais les yeux au ciel lorsque j’entendais dire qu’il est « difficile d’avoir confiance en soi quand on est une femme ». Victimisation inutile, me disais-je. Je ne voyais pas le rapport. Et puis j’ai fini par comprendre. Quand l’élément féminin est dévalorisé par la société, quand les femmes sont sommées dès le plus jeune âge d’être belles, douces, minces, parfaites, quand leur physique est régulièrement scruté, quand elles reçoivent des remarques sexistes, quand leurs décisions sont remises en cause, leurs trajectoires strictement codifiées (quoi ? à 35 ans, tu n’es toujours pas mariée ?) ou leurs accomplissements dévalués (tu as obtenu une promotion ? c’est bien ma chérie, mais quand est-ce que tu fais un enfant ?), la confiance en soi peut être difficile à acquérir.

Dévalorisées par la société, les femmes finissent alors, par un effet miroir, à se dévaloriser elles-mêmes. À penser qu’elles ne sont pas assez, qu’elles ont peu de mérite, qu’elles ne doivent pas trop en demander. C’est dans cette vulnérabilité construite de toutes pièces que se trouve la faille.

Ne pas s’aimer est un risque. Il y a, j’en suis convaincue, une forte corrélation entre l’estime que l’on se porte et la qualité de nos relations amoureuses.

Le début de ma vie amoureuse fut à ce titre largement insatisfaisant : aucun abus (on en viendrait presque à se trouver chanceuse pour ça), mais une constellation de mini-relations ayant l’intérêt et la saveur d’un cornet de frites molles. Mes besoins, mes envies n’étaient pas respectées – par les autres, certes, mais avant tout par moi-même. J’étais cette fille qui tapait « comment faire tomber amoureux un homme » dans Google et prenait de bon cœur les miettes qu’un type médiocre consentait à lui offrir.
Est-ce un hasard si, à l’époque, encore conditionnée par les injonctions à la féminité traditionnelle, je manquais de confiance en moi ?

Je suis convaincue que non.

Amour, genre et violences

Par peur de culpabiliser les victimes, nous détournons le regard.

Nous le dirigeons uniquement vers les hommes – et c’est une nécessité puisqu’ils représentent l’immense majorité des auteurs de violence, mais ce n’est pas suffisant. La lutte restera vaine si nous ne donnons pas du pouvoir aux femmes ; si nous ne leur fournissons pas les outils pour s’émanciper. Si nous ne nous saisissons pas des attendus de la féminité traditionnelle, si nous ne concédons pas qu’ils puissent représenter un danger.

La masculinité et la féminité en tant que constructions sociales agissent comme des vases communicants. Nous apprenons aux hommes à être des agresseurs, et aux femmes à se faire proies. C’est dans cette « dualité » socialement construite que les genres se nourrissent l’un de l’autre. Et c’est pour cette raison que nous devons sortir de la rhétorique fataliste, qui sous-entend que nous sommes dépourvu.es de toute marge de manœuvre, pour nous intéresser à la façon dont nous devons enfin armer les femmes. De savoir ; de confiance ; de connaissances ; de pouvoir.

Car nous n’expliquons pas aux femmes ce qu’est une histoire d’amour « normale », c’est à dire saine et équilibrée.

Nous ne leur apprenons pas à repérer les signaux d’alarme dans une relation amoureuse. Nous les gavons dès la naissance d’une vision sexiste et distordue de l’amour hétérosexuel, censé justifier les pires comportements.

La complaisance de la société envers les hommes dominateurs et violents joue également un rôle : de manière collective, nous finissons par considérer des situations abusives comme des « histoires de couple » ou de banals conflits conjugaux. Ignorant les mécanismes systémiques – et réversibles – qu’il y a derrière.

Maintenir les femmes dans l’exaltation d’une féminité obéissante, désarmée, dépendante, dans cette vulnérabilité construite de toutes pièces, et dans l’ignorance de ce qu’est l’amour et le respect, permet la pérennisation de ces violences.

*

Que faire maintenant ?

Nous devons éduquer les femmes à prendre confiance et à trouver le pouvoir en elles, à repérer les « red flags » (drapeaux rouges, en anglais) qui annoncent une relation toxique, et à exiger le respect et le bonheur qu’elles méritent. Une relation amoureuse bascule très rarement dans la violence d’un seul coup, comme on actionnerait un interrupteur. Les signes « avant-coureurs » sont connus : apprenons aux femmes à les repérer. Et à les refuser.

Les normes sociales qui enferment les femmes dans des trajectoires rigides doivent également être remises en cause : cessons de faire du couple hétérosexuel l’aboutissement suprême, arrêtons d’abreuver les filles de contes de fées puis de romances toxiques, cessons de voir les femmes comme de futures épouses en puissance pour les considérer enfin comme des êtres à part entière, cessons de glorifier les relations amoureuses et le mariage, cessons d’en faire les indispensables jalons de toute vie de femme réussie. N’oublions pas que le couple ne met pas les femmes à l’abri : en fait, c’est même le contraire. Statistiquement, les femmes sont plus en danger dans leur propre foyer que partout ailleurs.

À ce titre, l’entourage a un rôle important à jouer : trop de proches des victimes les culpabilisent encore, les enjoignent à se montrer « plus conciliantes » et « moins exigeantes » lorsqu’elles rapportent des abus, balaient le problème en proposant des solutions stériles (« allez voir un psy », « essaye de rallumer la flamme avec de la lingerie sexy », « prenez du temps à deux »…), voire se montrent complaisants à l’égard des hommes violents.

Souvenons-nous enfin qu’il n’y a pas de déterminisme : la violence et la volonté de dominer ne sont pas intrinsèques aux hommes, tout comme la soumission n’est pas inhérente aux femmes. Nous ne faisons que reproduire des modèles genrés, fruits d’un conditionnement vieux de plusieurs milliers d’années.

Enfermer les femmes dans un rôle de victime « par essence » (impuissante, inerte, dépourvue de libre arbitre), comme le font de nombreux mouvements féministes, ne résoudra jamais rien – nous jouons cette partition depuis des années, et les chiffres des violences, tout comme ceux des féminicides, ne baissent pas. Les femmes ne tombent pas dans le piège des violences conjugales comme on tomberait dans un trou, sans préambule, sans conditionnement préalable, au gré d’un hasard inéluctable.

Éduquons donc les hommes à ne pas dominer, et les femmes à n’accepter aucun abus.

C’est certainement dans cette recherche d’un équilibre nouveau, que se niche l’un des combats contre les violences conjugales.

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Girls don’t kill

La violence féminine est-elle un oxymore ?

Elle reste, en tout cas, largement (pour ne pas dire uniquement) traitée sous le prisme de la pathologie. Les femmes violentes, meurtrières, infanticides, criminelles, ou tout simplement délinquantes, énervées, fermement politisées, ayant le poing et la répartie faciles, sont souvent vues comme des « anomalies ». Monstres de foires, objets de curiosité morbides, elles n’ont le choix que d’être folles, ou victimes.

 

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Jacqueline Sauvage, Véronique Courjeault (la fameuse affaire des « bébés congelés »), Cécile Bourgeon (mère de la petite Fiona, qui fut battue à mort avant d’être enterrée), Fabienne Kabou (qui abandonna son bébé sur une plage de Berck à la marée montante), Michelle Martin (ex-épouse et complice de Marc Dutroux), mais aussi les « filles » de la secte de Charles Manson…

Ces femmes tristement populaires, qui ont toutes en commun d’avoir tué, ont été décrites par les médias comme « instables », « fragiles », « influençables », souvent « sous emprise ». Leur violence fut présentée comme un effet collatéral, comme la résultante d’une pathologie qui les dépasse : elle ne peut pas exister pour elle-même, ni naître en réaction à un élément extérieur. En cela, elle doit nécessairement être précédée par leur psychisme fragile, leurs traumatismes passés, leur extrême vulnérabilité.

Victimes d’elles-mêmes, ou des autres.

Quand elles ne sont pas les jouets ni les extensions de la violence masculine, donc, les femmes violentes sont malades  – un mot fourre-tout, qui permet d’expliquer tout et n’importe quoi.

Leur violence est pathologisée, « justifiée » par des troubles divers, des traumatismes anciens, des enfances martyres. Leur monstruosité doit s’expliquer par des éléments parfaitement rationnels, pour contrer l’absence de sens qu’elle représente par son existence même.

Pourquoi cette absence de nuance ? Que dit de nos biais de genre la façon dont nous traitons la violence des femmes ?

Pour voir poindre une (toute petite) ébauche de réponse, commençons par analyser le traitement journalistique et/ou artistique de certaines affaires criminelles impliquant des femmes.

Prenons le cas Michelle Martin (ex-femme de Marc Dutroux), surnommée « la servante du diable ». Son surnom l’indique : elle ne fait que servir. Pour un peu, on pourrait presque la croire irresponsable. On s’aperçoit d’ailleurs, quand on lit les articles qui lui ont été consacrés, que les journalistes lui dénient toute autonomie, tout libre-arbitre en sous-entendant largement qu’elle ne mesurait pas la portée de ses actes. On dit d’elle qu’elle a foncé dans le tas sans réfléchir, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, folle amoureuse d’un diable et soumise à ses moindres désirs. Sous emprise.

Cécile Bourgeon, elle, est décrite comme étant une « compagne sous influence », une femme « fragile » qui n’avait plus son « libre-arbitre ». Ce qui ne l’a pas empêchée de commettre des maltraitances sur sa fille, puis d’enterrer son corps mort.

Quant aux adeptes de Charles Manson (responsables, avec un autre homme, du massacre de Sharon Tate en 1969), elles sont des « adolescentes paumées et immatures », des « vestales », qui « torturent et tuent en [son] nom et sur [son] ordre ». Deux livres sont récemment parus à ce sujet : « The girls », d’Emma Cline, et « California Girls » de Simon Liberati, qui contribuent – sans nécessairement le vouloir – à romantiser cette ignoble affaire. 

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Même dans le glauque, le sale, la barbarie la plus absolue, ne pas oublier de romancer la féminité, de la rendre vaguement rock, glamour et sexy – avec un soupçon de mythologie romaine, si possible –, de lui conférer un parfum de soufre, de l’associer à la soumission, la perdition, la servilité la plus crue. Ne pas émettre l’hypothèse que, peut-être, ces filles-là savaient parfaitement ce qu’elles faisaient.

Qu’elles étaient peut-être moins paumées que nous devant cette réalité qu’elles mettent au jour, à savoir que la violence n’a pas de genre.

 

 

Le cas des femmes parties en Syrie rejoindre Daech est à ce titre parlant. Celles-ci ont souvent été présentées dans les médias comme « les femmes des combattants de l’EI », un surnom qui les exonère discrètement de toute responsabilité individuelle, en plus de faire d’elles de simples accessoires dépendants de la pensée et de la volonté d’autrui.

Dans les articles qu’on leur consacre, elles sont généralement décrites comme des « proies faciles », des femmes « perdues », « à la personnalité fragile », « sous emprise de la propagande développée par les djihadistes ».

Vulnérables, ignorantes, incapables de saisir la portée de leurs actes. De funestes idiotes.

C’est oublier (ou à ne pas croire à) leur détermination, leur violence, le tranchant de leur pensée, la radicalité de leurs convictions.

Ces femmes bénéficient également d’une tolérance plus grande de la part de l’opinion publique, peut-être grâce à leurs enfants – desquels on peine à les dissocier – et à la vulnérabilité dont on les affuble : globalement, nous sommes plus prompts à voir dans leurs actes une cruelle erreur de jeunesse.

Et lorsqu’on découvre que certaines d’entre elles sont à l’origine d’un projet d’attentat (en septembre 2016, deux femmes de 29 et 19 ans ont tenté de mettre le feu à une voiture remplie de bonbonnes de gaz aux abords de Notre dame de Paris), on tombe des nues : quoi, comment ? Des femmes terroristes ?

On cherche l’homme qui, en arrière-plan, doit nécessairement tirer les ficelles. Ne le trouvant pas, on s’offusque alors de ce monde qui part à vau-l’eau, de ces filles qui se masculinisent (la seule et unique référence étant évidemment le masculin), se gorgent de violence, se modifient génétiquement.

Un mystère insondable.

 

 

Discours genrés

Globalement, le discours dominant consiste à exonérer –  ou a minima justifier par des éléments extérieurs – la responsabilité individuelle des femmes violentes, comme si leur essence même excluait chez elles toute velléité de violence. 

Quand on déroule le fil de leur vie, le scénario est presque toujours le même : enfants puis adolescentes fragiles, elles mènent une vie de tâtonnements avant de rencontrer leur futur partenaire. C’est là, rideau noir, que leur vie bascule. Elles n’étaient pourtant pas destinées à faire le mal. S’il n’y avait pas eu cette funeste rencontre, elles seraient restées dans le droit chemin, fidèles à ce que la société attend des femmes : bonnes citoyennes, bonnes épouses, bonnes mères, sages et bien peignées. Mais le destin en a voulu autrement, faisant d’elles les marionnettes de la folie d’autrui.

Dans ces récits, il y a presque toujours un mentor, un chef d’orchestre qui, à la faveur d’une rencontre, referme ses griffes sur une pauvre femme égarée et la modèle à son image, lave son cerveau de toute morale, l’éduque à la monstruosité. Le grand méchant loup et la brebis égarée. Le Mal qui pervertit le Bien.

Lorsque nous évoquons la violence des femmes (que nous dissocions soigneusement de la violence humaine, la femme étant l’Autre, le particulier), nous y apposons une éternelle vision genrée. Ainsi, nous sommes incapables de voir les criminelles autrement que comme les avatars des hommes violents, comme si elles ne pouvaient pas exister par et pour elles-mêmes.

*

Les hommes tuent parce qu’ils sont en colère, déçus, trahis, trompés. Leur fureur est légitime, socialement comprise et excusée. L’horreur qui surgit ne constitue aux yeux de la société qu’une réaction banale et prévisible face aux lâches manquements des autres : une femme qui se dérobe, un voisin qui fait du bruit, un enfant qui désobéit. L’abjecte expression « crime passionnel », qu’on rencontre encore souvent dans les rubriques faits divers, contient à elle seule toutes les justifications apportées par la société aux accès de violence, aux désirs de destruction des hommes.

Les femmes violentes, a contrario, forment une constellation de taches noires sur la ligne droite de la normalité sociétale, et tout particulièrement sur la normalité du genre. Lorsqu’elles tuent, c’est parce qu’elles sont en proie à la folie, au délire, à la maladie, ou parce qu’elles ont subi un lavage de cerveau. Lorsque les femmes manifestent de la violence, c’est soit un effet de leurs névroses, soit un effet de leur soumission, de leur dépendance à autrui, de leur faiblesse en fin de compte. Il lui a dit de tuer, et elle l’a fait. Il l’a poussé à commettre des actes terribles, elle s’est exécutée. Elle ne se rendait pas compte. Elle était prise dans ses filets. Il la manipulait.

Dans tous les cas, elles ne sont pas « normales », puisqu’elles contreviennent aux prescriptions genrées qui voient les femmes uniquement comme des victimes, et non comme des bourreaux.  

Certes, la violence naît souvent sur le terreau de la souffrance psychique. Mais « déresponsabiliser » les femmes de leurs actes, en invoquant la folie, la maladie, l’emprise, revient aussi à leur nier tout libre-arbitre, toute maîtrise d’elles-mêmes, toute indépendance dans les actes comme dans les idées. À faire de la violence une prérogative exclusivement masculine. Comme si les femmes ne pouvaient faire preuve de violence, de cruauté, de barbarie que lorsqu’elles y sont contraintes – par un tiers, ou par un jeu malheureux de circonstances.

Comme si la violence ne pouvait pas naître dans un système féminin.

Une étude française de 2012 a d’ailleurs montré que les juges sont plus indulgent.e.s avec les femmes, en comparant les sanctions prononcées en comparutions immédiates à l’encontre de 1228 prévenu.e.s (hommes et femmes confondus).

La conclusion est claire : en prenant en compte quatre critères (infraction commise, antécédent judiciaire, situation professionnelle et nationalité), les femmes sont moins condamnées, ou bien condamnées à des peines moins lourdes que leurs homologues masculins. A situation comparable, elles bénéficient plus souvent d’une relaxe ou d’une peine de prison assortie d’un sursis.

« Cette indulgence vis-à vis des femmes se vérifie d’autant plus que le délit est perçu comme ‘masculin‘, a expliqué l’un des auteurs de l’enquête, Thomas Léonard. « Moins une femme est crédible dans l’infraction qui lui est reprochée, plus elle sera jugée de manière clémente ». Ainsi, « les délits avec violences sont, dans l’imaginaire collectif, associés aux hommes ».

*

En réalité, les magistrat-e-s ne font que calquer leurs propres biais de genre sur des réalités aussi complexes que disparates. Nous pensons aux femmes comme des êtres doux, inoffensifs, empathiques, maternels (où que l’on se place, la sempiternelle figure de la mère n’est jamais très loin). L’idée même qu’elles puissent être animées de mauvaises intentions, qu’elles puissent tuer, violenter, torturer sans y avoir été précédemment contraintes dépasse notre système de pensée.  La violence des femmes, pourtant bien réelle, se heurte à la vision archaïque que nous entretenons du féminin.

Même les milieux féministes tendent à nier la violence des femmes ou à l’excuser, contribuant ainsi à renforcer les stéréotypes de genre : Elle n’a jamais voulu aller aussi loin. Elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle faisait. C’était une femme fragile et abîmée par la vie. 

Pourtant, vouloir défendre les femmes à tout prix parce qu’elles sont femmes ne sert pas la cause féministe : bien au contraire.

 

 

 

Politique de la violence

Enfin, il y a le cas de la « violence ordinaire ».

Quand les femmes descendent dans la rue, quand elles manifestent, quand elles crient, quand elles protestent, quand elles cognent, on s’étonne ainsi de les trouver là, dans cette agora où elles sont d’habitudes si peu visibles.

On les observe alors d’un œil circonspect, tentant de disséquer leurs motivations, se lançant à corps perdu dans de grandes analyses sur l’élan qui les anime. Que veulent-elles ? Pourquoi crient-elles ? La femme politisée est toujours objet de curiosités, parce qu’elle transcende sa condition millénaire : en refusant d’être cantonnée à l’ombre et au silence, elle rejoint la lumière, le mouvement, la cité, les clameurs, autant d’éléments qui ont longtemps été réservés aux hommes.

Ainsi, il y a les gilets jaunes, et il y a les femmes gilets jaunes. Tout comme il y a le peuple algérien (sous-entendu : les hommes) qui proteste, et il y a les Algériennes qui protestent.

Une division (pas si) subtile, qui renvoie à la différenciation sexuée et sexiste que nous opérons entre les hommes (l’universel, le neutre) et les femmes (l’autre, l’additionnel, le particulier).

Mais opposer les femmes aux hommes dans le champ des revendications politiques revient à opérer une scission qui n’a plus lieu d’être. Il est acté, dans la loi et dans les mœurs, que les femmes appartiennent tout autant à la sphère publique que les hommes ; à cet égard, la citoyenneté, la politique, les idées ne sont plus l’apanage du masculin depuis longtemps. Et d’ailleurs, les différences biologiques entre femmes et hommes ne les ont jamais empêché.e.es de se rejoindre dans cette chose universelle qu’est la colère.

Dans « La violence des femmes : occultations et mises en récit », publié en 2011, les sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost écrivent très justement :

« L’un des moyens de préserver la distinction entre les sexes, puisque tel est l’un des ressorts de l’invisibilisation des femmes violentes par les institutions du contrôle social, peut être à l’inverse de réduire la focale à quelques cas spectaculaires, en associant la violence féminine à des figures, significativement dotées d’un prénom, d’un nom propre qui les particularisent, et à un répertoire d’action typiquement féminin : sans décliner la variété des classifications qui traversent les époques et des mondes sociaux, on se contentera de citer l’infanticide, le crime passionnel, l’empoisonnement, l’avortement. Ces crimes seraient le domaine réservé des femmes. Parce qu’ils sont liés à la scène domestique et conjugale, ils ne contreviennent pas aux stéréotypes de sexe. »

Elles démystifient également la violence féminine, en rappelant que sa rareté relative ne doit pas pour autant nous inciter à nier son existence ou à l’enrober de jolis atours.  En effet, si elle est bien « soumise à davantage d’obstacles organisationnels et symboliques », la violence féminine n’en est pas moins possible. Et réelle. 

Et de rappeler, de manière fort à propos, que « les femmes violentes sont [en effet] doublement déviantes : déviantes par rapport à la loi ou aux règlements qui proscrivent l’usage de la violence, déviantes par rapport aux frontières de genre qu’elles transgressent en usant d’un attribut masculin : la violence ».

Et c’est vrai que la violence des femmes semble beaucoup moins bien digérée que celle des hommes : peut-être parce qu’elle apparaît, dans l’inconscient collectif, comme « contre-nature ».

Quoique cela n’ait pas valeur d’étude sociologique, il suffit pour s’en rendre compte de lire les commentaires sous les articles traitant des femmes criminelles – le « pire » sort étant réservé aux mères infanticides : des tombereaux d’insultes, d’appels à un retour de la peine de mort, de crachats envenimés. Elles engendrent une rage incandescente, une haine aveugle, comme si leur faute ne se situait pas seulement dans le fait d’avoir enfreint la morale et donc la loi, mais aussi d’avoir outrepassé leur « place » de femme.

De s’être aventurées au-delà des frontières du genre, en se dressant violemment contre la sagesse, la douceur et la réserve que l’on prescrit aux femmes.

Et transgressant, par là, l’un des plus vieux tabous du monde. 

 

NB : en cherchant des images libres de droit pour illustrer cet article, les mots clés « femme violente » ne m’ont menée qu’à des images de femmes terrifiées, roulées en boule, courbées sous la menace d’un poing masculin. Une preuve de plus que, si la violence des hommes est acceptée voire banalisée [en particulier lorsqu’elle s’exerce sur les femmes], celle des femmes reste aujourd’hui un impensé.
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Le mythe des fausses accusations de viol

Le fantasme

C’est un bruit de fond bien connu, comme le bourdonnement d’un moustique agaçant. Comme un disque qu’on enclenche sitôt que la conversation dérive sur les violences sexuelles faites aux femmes. Presque un réflexe pavlovien.

Parlez de viol à la machine à café (non pas que je vous encourage à le faire), et vous verrez que dans 99% des cas, votre interlocuteur.trice vous répondra, comme par automatisme : « fausse accusation ». Attention, sale temps pour les hommes, grand complot féministe, danger à chaque coin de rue, hystérie collective, etc, etc. C’est un peu comme appuyer sur un interrupteur : dans la grande majorité des cas, il n’y a pas de surprise, on sait que la lumière – si j’ose faire cette comparaison – va s’allumer.

Dans notre société, le viol est l’un des seuls crimes, si ce n’est LE seul crime pour lequel le poids de la culpabilité retombe presque systématiquement sur la victime. Qu’on la soupçonne de mentir, d’exagérer ou de vouloir briser la vie de son agresseur, elle subit la réprobation sociale pour avoir dénoncé… des faits incriminés par la justice.

Cela n’a pourtant pas plus de sens que d’ostraciser, stigmatiser, culpabiliser les victimes de tentatives d’homicide. Ou de vols aggravés. Ou de n’importe quel autre crime ou délit.

De quoi, alors, cette inversion de la culpabilité est-elle le nom ? Inutile de chercher bien loin : elle est, tout simplement, l’un des fruits pourris de notre système patriarcal. D’autant que le viol n’est pas n’importe quel crime. Loin d’être une réponse à une pulsion sexuelle impérieuse, il est un outil de contrôle et de domination des femmes.

Instiller l’idée que les fausses accusations de viol seraient répandues participe donc d’une stratégie pour maintenir le statu quo, en perpétuant l’idée que les femmes qui portent plainte pour viol ne le font pas pour des raisons évidentes de justice sociale, mais par vengeance et haine du sexe masculin. Les féministes ne chercheraient donc pas seulement l’égalité entre les sexes, mais aussi – et surtout – le chaos dans les rapports entre les hommes et les femmes.

C’est aussi une manière habile de faire taire les victimes, celles qui ont le courage de dénoncer la domination masculine et la violence qu’elle engendre. Celles qui parlent. Agiter le spectre des fausses accusations, aussi fallacieux soit-il, est un moyen de contrôler la parole des femmes. Mais aussi, peut-être, dans certains cas, un mécanisme psychologique pour tenir à distance une réalité qu’on ne veut pas voir. Nous sommes tant abreuvé.e.s de mythes sur le viol (qui serait le fait d’un déséquilibré caché dans un parking glauque et non d’un Monsieur Tout le monde bien inséré dans la société) que nous refusons de voir, de croire à une réalité qui est beaucoup plus crue et beaucoup moins fantasmatique. Dans ce cas, il est beaucoup plus simple de disqualifier la victime (« elle ment ») que de prendre acte de la réalité qu’elle met au jour.

Et cette réalité est la suivante : les violeurs sont, la plupart du temps, des hommes tout à fait « normaux » et bien intégrés socialement. Ce sont nos voisins, nos collègues, nos amis, nos frères, nos maris. Des hommes a priori bien sous tous rapports. Le viol n’a pas besoin d’être accompagné d’un couteau tranchant, d’une musique de film d’horreur et d’une nuit de pleine lune pour être qualifié. Il peut parfaitement avoir lieu dans votre lit, un samedi matin par ailleurs agréable, avec votre conjoint. De fait, 85% des viols sont commis par une personne connue de la victime (enquête INED 2016).

Selon les derniers chiffres, plus d’une femme sur dix a été victime d’un ou plusieurs viols au cours de sa vie. 

Cela fait beaucoup de femmes. Et, fatalement, beaucoup de violeurs.
Statistiquement, nous connaissons forcément des femmes qui ont subi un viol. Nous connaissons donc aussi des violeurs – même s’ils ne correspondent pas du tout à l’idée que nous nous en faisons.

 

Les chiffres

Les fausses accusations de viol peuvent exister. Comme les fraudes à l’assurance, les fraudes à l’indemnisation pour les victimes d’attentats, les fausses déclarations de vol, les fausses accusations de maltraitance, etc.

Néanmoins, le fait de partir du principe qu’une victime ment forcément lorsqu’elle dénonce un viol n’est basé sur aucune logique – si ce n’est la logique patriarcale. L’idée communément admise selon laquelle il existerait des vagues de fausses accusations ne repose sur rien. C’est un fantasme qui se nourrit et s’engraisse tout seul comme un foie malade, à mille lieux d’une réalité beaucoup plus brute. Mais rentrons donc dans le vif du sujet.

Il existe peu d’études sur les fausses accusations de viol. Les statistiques existantes sont imprécises, souvent calculées sur de petits échantillons. En France, aucune étude n’a été menée sur le sujet. Pour trouver quelques chiffres, il faut surtout regarder du côté des pays anglo-saxons.

Commençons par une étude du National Sexual Violence Resource Center de 2012, qui estime que les fausses accusations de viol représentent 2 à 10% des accusations.

Cette étude précise que les chiffres des fausses accusations de viol tendent à être « gonflés », du en partie à des définitions peu claires et des protocoles lacunaires. Par exemple, un juge d’instruction peut très bien qualifier de « fausse » une plainte pour viol parce qu’il ne dispose pas de preuves suffisantes pour engager des poursuites, ou parce que les déclarations de la victime présentent des incohérences. Or, une plainte ayant résulté en un non-lieu ne signifie pas pour autant qu’elle est infondée, ni inventée de toutes pièces.

Dans son formidable livre « Sans consentement », l’auteur américain Jon Krakauer rapporte les résultats d’une enquête qu’il a menée dans la ville universitaire de Missoula, située dans le Montana. 350 plaintes pour viols et/ou agressions sexuelles y ont été enregistrées entre 2010 et 2012. Un chiffre important. Or, sur ces centaines de plaintes, quelques-unes seulement feront l’objet d’une enquête, les autres étant opportunément classées sans suite – même en l’existence de preuves tangibles. En cause, la volonté pour les autorités judiciaires de préserver la tranquillité de cette petite ville, et surtout de protéger les agresseurs – principalement des étudiants, membres de la prestigieuse équipe de football américain « les Grizzly » et promis à une brillante carrière sportive. Ce livre démontre avec brio qu’un « non-lieu » n’est pas nécessairement synonyme de « ces faits n’ont jamais été commis ». Ce peut être aussi le résultat d’une carence délibérée des autorités judiciaires, qui pour des raisons politiques préfèrent protéger les agresseurs.

Deux autres études basées sur des analyses quantitatives et qualitatives – toujours aux Etats-Unis – font respectivement état d’un taux de 5,9% de fausses accusations (Lisak et al., 2010) et de 2,1% (Heenan & Murray, 2006).

Voilà pour les chiffres venus des Etats-Unis. En calculant le ratio entre le nombre d’hommes vivant sur le territoire américain et le pourcentage de fausses accusations de viol (en utilisant les estimations les plus élevées), on aboutit donc à un tonitruant pourcentage de 0,005% d’hommes américains faussement accusés chaque année. Un véritable séisme, en effet.

Du côté du Royaume-Uni, le Crown Prosecution Service a estimé qu’il existe un cas de poursuites judiciaires pour fausse accusation de viol pour 161 cas de poursuites judiciaires pour viol. Soit une estimation de 0,62% de fausses accusations.

Une étude menée en 2005 par le Home Office estime quant à elle que les fausses accusations de violences sexuelles seraient de 4%.

Du côté de l’Australie, une étude menée entre 2000 et 2003 par les services de police de Victoria a estimé que sur 850 plaintes pour viol enregistrées, 2,1% avaient été classées comme « fausses ».

Enfin, terminons par une étude de plus grande envergure qui estime entre 2% et 6% les fausses accusations de viol dans toute l’Europe.

 

TheEnlivenProject
Une infographie très parlante – The Enliven Project.

 

A noter qu’en l’absence de consensus sur ce qu’est une « fausse » accusation, il est difficile d’aboutir à des chiffres solides et précis. Dans certaines études, seules les plaintes qui s’avèrent fallacieuses (après enquête ou aveu de la plaignante) sont prises en compte. Dans d’autres études, en revanche, sont aussi prises en compte les affaires ayant résulté en un non-lieu faute d’éléments probatoires, mais aussi les plaintes ayant été retirées par les victimes présumées. Or, le fait qu’une plainte soit retirée ne signifie pas que les faits incriminés n’ont pas eu lieu. De nombreuses victimes retirent leur plainte parce qu’elles ont subi des pressions extérieures, ont été découragées par leurs proches ou parce qu’elles n’ont pas la force de se lancer dans une procédure judiciaire longue et difficile.

En consolidant ces chiffres, certes approximatifs, il faut donc retenir que 2 à 8% des accusations de viol reportées à la police seraient fausses.

Rapporté au nombre de viols effectivement commis (plus tous ceux qui n’ont jamais été dénoncés, car rappelons que plus d’un viol sur dix n’est pas reporté aux autorités judiciaires), c’est insignifiant.

La réalité

La réalité crue, celle que l’on préfère ignorer, c’est que les victimes n’ont aucun intérêt à porter plainte – même lorsque les faits ont bien été commis, c’est-à-dire dans l’immense majorité des cas. Et encore moins à porter de fausses accusations. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas porter plainte en cas de violences sexuelles : au contraire. Cela ne signifie pas non plus que les fausses accusations de viol n’existent pas.

Mais la réalité est la suivante :

1) Un procès pour viol est très long, coûteux et éreintant psychologiquement. Du dépôt de plainte à un éventuel procès, il se passe en général plusieurs années, pendant lesquelles il faudra raconter et donc revivre son histoire des dizaines de fois, devant des dizaines de personnes différentes. Des personnes qui souvent doutent de ce que vous avancez, vous poussent dans vos retranchements et manient votre traumatisme avec la délicatesse d’un conducteur poids lourd. Pour les victimes, c’est une double peine. Mais la majorité des plaignantes n’iront pas jusqu’aux Assises, puisqu’on estime que 60 à 80% des viols ayant donné lieu à des poursuites sont requalifiés en délit – et donc jugés en correctionnelle, où la procédure est certes plus rapide, mais les peines prononcées bien moindres. Au total, seuls 3 % des viols ayant donné lieu à un dépôt de plainte débouchent sur un procès en cour d’assises.

2) Comme nous l’avons dit plus haut, le viol est l’un des seuls crimes où la victime est blâmée pour ce qu’elle a subi. Dénoncer un viol n’a rien d’une virée à Disneyland : c’est un parcours du combattant, qui commence dès le dépôt de plainte. Soyez-en sûr.e.s : personne n’a envie de s’infliger une telle épreuve, ni de devenir riche et célèbre pour avoir « dénoncé un viol ». De toute façon, ça tombe bien – ça n’est jamais arrivé. Il suffit de lire les commentaires sous les articles relatant des affaires de viol, ou d’engager la discussion avec Tonton Jean-Claude (quoique on peut aussi s’épargner cette épreuve) : la victime est quasiment toujours soupçonnée de mentir ou de vouloir attirer l’attention sur elle, au contraire de l’agresseur que l’on tient ironiquement à « préserver ». Le soupçon jeté sur la victime de chercher la « célébrité » est pourtant un fantasme d’une mauvaise foi crasse. Dans la quasi-totalité des cas, point de célébrité, de pognon en masse ni de félicitations collectives pour la victime, mais plutôt des intimidations, des insultes, des menaces, et un traumatisme ravivé. Aux Etats-Unis, la professeure Christine Ford, qui a récemment accusé le juge Brett Kavanaugh de tentative de viol, a été obligée de déménager avec sa famille après avoir reçu de multiples menaces de mort. Elle a subi un harcèlement continu ; sa boite mail a été plusieurs fois piratée. Gageons que, si elle avait voulu devenir riche et célèbre, elle s’y serait prise autrement…

3) Statistiquement, la justice est du côté des agresseurs. Je ne fais pas du « féminisme victimaire » en affirmant cela, je me range simplement du côté des chiffres. En France, chaque année, 84 000 femmes et 14 000 hommes disent avoir été victimes de viol ou de tentative de viol dans les enquêtes de victimation. Pourtant, les cours d’assises ne prononcent qu’environ 1 500 condamnations par an pour viol. Le reste sera classé sans suite (le cas le plus fréquent) ou résultera dans une condamnation pour agression sexuelle. Et cela ne va pas en s’arrangeant. Ainsi, le nombre de condamnations pour viol par la justice française a chuté de quelque 40 % en dix ans, selon le service statistiques de la chancellerie. Cela serait dû en partie au « phénomène » de la correctionnalisation des viols – le fait de déqualifier un viol (donc un crime), en agression sexuelle (c’est-à-dire un délit), très utilisé par les juges d’instruction pour éviter l’engorgement des tribunaux. On a donc la preuve que le viol reste majoritairement impuni… lorsqu’il est dénoncé. Or, neuf fois sur dix, il ne l’est même pas.

Le manque de moyens est un problème évident, mais ce n’est pas le seul. Il y a aussi le fait que la Justice a été créée pour les hommes, par les hommes. Les femmes sont aujourd’hui majoritaires à l’ENM (l’Ecole nationale de la Magistrature, qui forme les futur.e.s magistrat.e.s) et c’est a priori une bonne nouvelle, mais n’oublions pas que les femmes elles aussi intériorisent le système patriarcal. De fait, la misogynie et les préjugés sexistes ne s’arrêtent pas comme par miracle à la porte des tribunaux.

On a tendance à imaginer une Justice éthérée, irréprochable, décorrélée des basses considérations et injustices de la vie réelle. Qui traiterait ses victimes avec respect et intégrité, punirait les agresseurs à la mesure de leurs actes, aurait toujours raison, ne ferait jamais d’erreur. N’oublions pas cependant que cette fameuse Justice n’est pas une entité désincarnée, mais l’incarnation d’une société, composée de femmes et d’hommes parfaitement faillibles, à un instant T.  Se reposer sur la « Justice » et attendre d’elle qu’elle répare toutes les injustices de la société est donc illusoire, puisqu’elle est la société.

En conclusion

Il n’y a donc pas, contrairement à une légende tenace, beaucoup de fausses accusations de viol. Il y a en revanche beaucoup trop de viols qui restent impunis, mais cet aspect est étrangement moins discuté.

Évoquer de manière systématique les « fausses accusations » quand une femme ose dénoncer un viol est donc non seulement faux d’un point de vue statistique, c’est aussi outrancier. Les faits sont là : les fausses accusations sont rares. Quant aux vrais violeurs, ils restent majoritairement impunis.

L’incurie du système judiciaire produit des conséquences désastreuses. Parce que les femmes n’ont pas les moyens de se faire entendre – et lorsqu’elles parlent, on finit toujours par le leur reprocher. En fin de compte, le manque de moyens, le sexisme institutionnalisé, la crainte d’une erreur judiciaire, l’absence de formation des magistrat.e.s et des policiers à la problématique des violences faites aux femmes imbibe une justice boiteuse qui peine à offrir réparation aux victimes.

Alors commençons déjà par nous occuper des centaines de milliers de victimes laissées sur le carreau chaque année. Écoutons-les. Croyons-les. Après, seulement, nous pourrons nous concentrer sur le (faible) pourcentage restant de fausses accusations.

 

A lire pour aller plus loin : En finir avec la culture du viol, de Noémie Renard